Rudyard Kipling,
Le Livre de la Jungle
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Rudyard KIPLING
Le Livre de la Jungle
Traduction de LOUIS FABULET et ROBERT d’HUMIÈRES
Deuxième édition
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
LES FRÈRES DE MOWGLI
Chil Vautour conduit les pas de la nuit
Que Mang le Vampire délivre --
Dorment les troupeaux dans l’étable clos :
La terre à nous, l’ombre la livre !
C’est l’heure du soir, orgueil et pouvoir
À la serre, le croc et l’ongle.
Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous
Qui gardez la Loi de la Jungle !
Chanson de nuit dans la Jungle.
Il était sept heures d’une soirée très chaude, sur les collines de Seeonee, quand père Loup s’éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et détendit ses pattes l’une après l’autre pour dissiper la sensation de paresse qu’il sentait encore à leurs extrémités. Mère Louve était étendue, son gros nez gris tombé parmi ses quatre petits qui se culbutaient et criaient, et la lune luisait par l’ouverture de la caverne où ils vivaient tous.
— Augrh ! dit Père Loup, il est temps de se remettre en chasse.
Et il allait s’élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre à queue touffue barra l’ouverture et jappa :
— Bonne chance, ô chef des loups ! Bonne chance et fortes dents blanches aux nobles enfants. Puissent-ils n’oublier jamais en ce monde ceux qui ont faim !
C’était le chacal — Tabaqui le Lèche-Plat — et les loups de l’Inde méprisent Tabaqui parce qu’il rôde partout faisant du grabuge, colportant des histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas d’ordures aux portes des villages. Mais ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans la jungle, est sujet à devenir enragé, et alors il oublie qu’il ait jamais eu peur de quelqu’un, et il court à travers la forêt, mordant tout ce qu’il trouve sur sa route. Le tigre même se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient enragé, car la rage est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal sauvage. Nous l’appelons hydrophobie, mais eux l’appellent dewanee — la folie — et ils se sauvent :
— Entre alors, et cherche, dit Père Loup avec raideur ; mais il n’y a rien à manger ici.
— Pour un loup, non, certes, dit Tabaqui ; mais pour un aussi mince personnage que moi, un os sec est un festin. Que sommes-nous donc, nous autres Gidur log (le peuple chacal), pour trier et choisir ?
Il obliqua vers le fond de la caverne, y trouva un os de chevreuil où restait quelque viande, s’assit et en fit craquer le bout avec joie.
— Merci pour ce bon repas ! dit-il en se léchant les lèvres. Qu’ils sont beaux, les nobles enfants ! Quels grands yeux ! Et si jeunes, pourtant ! Je devrais me rappeler, en effet, que les enfants des rois sont hommes dès le berceau.
Or, Tabaqui le savait aussi bien que personne, il n’y a rien de plus malencontreux que de louer des enfants à leur nez ; il prit plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.
Tabaqui resta un moment, en repos, en se réjouissant du mal qu’il venait de faire ; puis il reprit malignement :
— Shere Khan, le Grand, a changé de terrain de chasse. Il va chasser sur ces collines, à la prochaine lune, m’a-t-il dit.
Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière, la Waingunga, à vingt milles plus loin.
— Il n’en a pas le droit, commença Père Loup avec colère. De par la Loi de la Jungle, il n’a pas le droit de changer ses quartiers sans dûment avertir. Il effraiera tout le gibier à dix milles à la ronde, et moi... moi j’ai à tuer pour deux ces temps-ci.
— Sa mère ne l’a pas appelé Lungri (le Boiteux) pour rien, dit Mère Louve tranquillement : il est boiteux d’un pied depuis sa naissance ; c’est pourquoi il n’a jamais pu tuer que des bestiaux. À présent, les villageois de la Waingunga sont irrités contre lui, et il vient irriter les nôtres. Ils fouilleront la jungle à sa recherche… il sera loin, mais, nous et nos enfants, il nous faudra courir quand on allumera l’herbe. Vraiment, nous sommes très reconnaissants à Shere Khan !
— Lui parlerai-je de votre gratitude ? dit Tabaqui.
— Ouste ! jappa brusquement Père Loup. Va-t’en chasser avec ton maître. Tu as fait assez de mal pour une nuit.
— Je m’en vais, dit Tabaqui tranquillement. Vous pouvez entendre Shere Khan, en bas, dans les fourrés. J’aurais pu me dispenser du message.
Père Loup écouta.
En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il entendit la plainte dure, irritée, hargneuse et chantante d’un tigre qui n’a rien pris et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.
— L’imbécile ! dit Père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme pareil ! Pense-t-il que nos chevreuils sont comme ses veaux gras de la Waingunga ?
— Chut ! Ce n’est ni bœuf ni chevreuil qu’il chasse cette nuit, dit Mère Louve, c’est l’homme.
La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l’étendue. C’était le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
— L’homme ! — dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches. — Faugh ! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les citernes, qu’il lui faille manger l’homme, et sur notre terrain encore ?
La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l’homme, sauf lorsqu’elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, et alors elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La vraie raison en est que le meurtre de l’homme signifie, tôt ou tard, invasion d’hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle… La raison que les bêtes se donnent entre elles, c’est que, l’homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d’un chasseur d’y toucher. Ils disent aussi — et c’est vrai — que les mangeurs d’hommes deviennent galeux et qu’ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.
Alors, il y eut un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d’un tigre — poussé par Shere Khan.
— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu’est-ce que c’est ?
Père Loup courut à quelques pas de l’entrée ; il entendit Shere Khan grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
— L’imbécile a eu l’esprit de sauter sur un feu de bûcherons et s’est brûlé les pieds ! dit Père Loup en grognant. Tabaqui est avec lui.
— Quelque chose monte la colline, dit Mère Louve en dressant une oreille. Tiens-toi prêt.
Il y eut un petit froissement de buissons dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde : le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu’il visait, puis il essaya de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l’air, d’où il retomba presque au même point du sol qu’il avait quitté.
— Un homme ! hargna-t-il. Un petit d’homme. Regarde !
En effet, devant lui, s’appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu, la nuit, à la caverne d’un loup. Il leva les yeux pour regarder père Loup en face et se mit à rire.
— Est-ce un petit d’homme ? dit mère Louve. Je n’en ai jamais vu. Apporte-le ici.
Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s’il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l’enfant, pas une dent n’égratigna la peau lorsqu’il le déposa au milieu de ses petits.
— Qu’il est mignon ! Qu’il est nu !… Et qu’il est brave ! dit avec douceur Mère Louve.
Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.
— Ah ! Ah ! Il prend son repas avec les autres.… Ainsi, c’est un petit d’homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d’un petit d’homme parmi ses enfants ?
— J’ai parfois ouï parler de semblable chose, mais pas dans notre clan ni de mon temps, dit père Loup. Il n’a pas un poil, et je pourrais le tuer en le touchant du pied. Mais, voyez, il me regarde et n’a pas peur !
Le clair de lune s’éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l’ouverture et tentaient d’y pénétrer. Tabaqui, derrière lui, piaulait :
— Monseigneur, Monseigneur, il est entré ici !
— Shere Khan nous fait grand honneur — dit père Loup, les yeux mauvais. — Que veut Shere Khan ?
— Ma proie. Un petit d’homme a pris ce chemin. Ses parents se sont enfuis. Donnez-le-moi !
Shere Khan avait sauté sur le feu d’un campement de bûcherons, comme l’avait dit père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais père Loup savait l’ouverture de la caverne trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d’un homme qui tenterait de combattre dans un baril.
— Les loups sont un peuple libre, dit père Loup. Ils ne prennent d’ordres que du Conseil supérieur du clan, et non point d’aucun tueur de bœufs plus ou moins rayé. Le petit d’homme est à nous… pour le tuer si nous en avons envie.
— Envie ou pas envie… ! Quel langage est-ce là ? Par le taureau que j’ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire de chiens, lorsqu’il s’agit de mon dû le plus strict ? C’est moi, Shere Khan, qui parle.
Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s’élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.
— Et c’est moi, Raksha (le Démon), qui vais te répondre. Le petit d’homme est mien, Lungri, le mien à moi ! Il ne sera point tué. Il vivra pour courir avec le clan, et pour chasser avec le clan ; et, prends-y garde, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur de poissons ! il te fera la chasse, à toi ! … Maintenant, sors d’ici, ou, par le Sambhur que j’ai tué — car moi je ne me nourris pas de bétail mort de faim, — tu retourneras à ta mère, bête brûlée de la jungle, plus boiteux que jamais tu n’es venu au monde. Va-t’en !
Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus des jours où il avait conquis mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du clan, ce n’était pas par pure politesse qu’on l'appelait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à père Loup, mais il ne pouvait s’attaquer à mère Louve, car il savait que dans la position où il était elle gardait tout l’avantage du terrain et qu’elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l’ouverture en grondant ; et, quand il fut à l’air, libre, il cria :
— Chaque chien aboie dans sa propre cour ! Nous verrons ce que dira le clan, comment il prendra cet élevage de petit d’homme. Le petit est à moi, et sous ma dent il faudra bien qu’à la fin il tombe, ô voleurs à queues touffues !
Mère Louve se laissa retomber, halelante, parmi les petits, et père Loup lui dit gravement :
— Là, Shere Khan a raison ; le petit doit être montré au clan. Veux-tu encore le garder, mère ?
Elle souffla :
— Si je veux le garder !… Il est venu tout nu, la nuit, seul et mourant de faim, et il n’avait même pas peur. Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté. Et ce boucher boiteux l’aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la Waingunga, tandis que les villageois d’ici seraient accourus, à travers nos reposées, faire une battue pour en tirer vengeance !… Si je le garde ? Assurément, je le garde. Couche-toi là, petite Grenouille… Ô toi, Mowgli, car Mowgli la Grenouille je veux t’appeler, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere Khan comme il t’a fait la chasse à toi !
— Mais que dira notre clan ? dit père Loup.
La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut, lorsqu’il se marie, se retirer du Clan auquel il appartient ; mais, aussitôt que ses petits sont assez âgés pour se tenir sur leurs pattes, il doit les amener au conseil du clan, qui se réunit généralement une fois par mois à la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité. Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et, jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier chevreuil, il n’est pas d’excuse valable pour le loup adulte et du même clan qui tuerait l’un d’eux. Le châtiment est la mort pour le meurtrier où qu’on le trouve, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu’il en doit être ainsi.
Père Loup attendit jusqu’à ce que ses petits pussent courir un peu, et alors, la nuit de l’assemblée, il les emmena avec Mowgli et mère Louve au Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où une centaine de loups pouvaient s’isoler. Akela, le grand loup gris solitaire, que sa vigueur et sa finesse avaient mis à la tête du clan, était étendu de toute sa longueur sur sa pierre ; un peu au-dessous de lui étaient assis plus de quarante loups de toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans couleur de blaireau, qui pouvaient, à eux seuls, se tirer d’affaire avec un chevreuil, jusqu’aux jeunes loups noirs de trois ans, qui s’en croyaient capables. Le solitaire était à leur tête depuis un an maintenant. Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loup, et une autre fois il avait été assommé et laissé pour mort : aussi connaissait-il les us et coutumes des hommes.
On causait fort peu sur la roche. Les petits se culbutaient l’un l’autre au centre du cercle où siégeaient leurs mères et leurs pères, et, de temps en temps, un loup plus âgé se dirigeait tranquillement vers un petit, le regardait avec attention, et regagnait sa place à pas silencieux. Parfois, une mère poussait son petit en plein clair de lune pour être sûre qu’il n’avait point passé inaperçu. Akela, de son côté, criait :
— Vous connaissez la Loi, vous connaissez la Loi. Regardez bien, ô loups !
Et les mères reprenaient le cri :
— Regardez, regardez bien, ô loups !
À la fin (et mère Louve sentit se hérisser les poils de son cou lorsque arriva ce moment), père Loup poussa « Mowgli la Grenouille », comme ils l’appelaient, au milieu du cercle, où il resta par terre à rire et à jouer avec les cailloux qui scintillaient dans le clair de lune.
Akela ne leva pas sa tête d’entre ses pattes mais continua le cri monotone :
— Regardez bien !…
Un rugissement sourd partit de derrière les rochers ; la voix de Shere Khan criait :
— Le petit est mien. Donnez-le-moi. Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Akela ne remua même pas les oreilles ; il dit simplement :
— Regardez bien, ô loups ! Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire des ordres de n’importe qui, hormis de ceux du Peuple Libre !… Regardez bien !
Il y eut un chœur de sourds grognements, et un jeune loup de quatre ans, tourné vers Akela, répéta la question de Shere Khan :
— Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Or, la Loi de la Jungle, en cas de dispute sur les droits d’un petit à l’acceptation du clan, exige que deux membres au moins du clan, qui ne soient ni son père ni sa mère, prennent la parole en sa faveur.
— Qui parle pour ce petit ? dit Akela. Dans le Peuple Libre, qui parle ?
Il n’y eut pas de réponse, et mère Louve s’apprêtait pour ce qui serait son dernier combat, elle le savait bien, s’il fallait en venir à combattre. Alors, le seul étranger qui soit admis au conseil du clan — Baloo, l’ours brun endormi, qui enseigne aux petits la Loi de la Jungle, le vieux Baloo qui peut aller et venir partout où il lui plaît, parce qu’il mange uniquement des noix, des racines et du miel — se leva sur son séant et grogna.
— Le petit d’homme… le petit d’homme ?… dit-il. C’est moi qui parle pour le petit d’homme. Il n’y a pas de mal dans un petit d’homme. Je n’ai pas le dont de la parole, mais je dis la vérité. Laissez-le courir avec le clan, et qu’on l’enrôle parmi les autres. C’est moi-même qui lui donnerai des leçons.
— Nous avons encore besoin d'un d’autre, dit Akela. Baloo a parlé, et c’est lui qui enseigne nos petits. Qui parle avec Baloo ?
Une ombre tomba au milieu du cercle. C’était Bagheera, la panthère noire. Sa robe est tout entière noire comme l’encre, mais les marques de la panthère y affleurent, sous certains jours, comme font les reflets de la moire. Chacun connaissait Bagheera, et personne ne se souciait d’aller à l’encontre de ses desseins, car elle était aussi rusée que Tabaqui, aussi hardie que le buffle sauvage et aussi intrépide que l’éléphant blessé. Mais sa voix était plus suave que le miel sauvage, qui tombe goutte à goutte des arbres, et sa peau plus douce que le duvet.
— Ô Akela, et vous, Peuple Libre ! ronronna-t-elle, je n’ai aucun droit dans votre assemblée. Mais la Loi de la Jungle dit que, s’il s’élève un doute, dans une affaire où il ne soit pas question de meurtre, à propos d’un nouveau petit, la vie de ce petit peut être rachetée moyennant un prix. Et la Loi ne dit pas qui a droit ou non de payer ce prix. Ai-je raison ?
— Très bien ! très bien, firent les jeunes loups, qui ont toujours faim. — Écoutons Bagheera. Le petit peut être racheté. C’est la Loi.
— Sachant que je n’ai aucun droit de parler ici, je demande votre permission.
— Parle donc, crièrent vingt voix.
— Tuer un petit nu est une honte. En outre, il pourra nous aider à chasser mieux quand il sera en âge. Baloo a parlé en sa faveur. Maintenant, à ce qu’a dit Baloo, j’ajouterai l’offre d’un taureau, et bien gras, fraîchement tué à un demi-mille d’ici à peine, si vous acceptez le petit d’homme, conformément à la Loi. Y a-t-il une difficulté ?
Il s’éleva une clameur de voix disant par vingtaines :
— Qu’importe ! Il mourra sous les pluies de l’hiver ; il sera grillé par le soleil… Quel mal peut nous faire une grenouille nue ?… Qu’il coure avec le clan !… Où est le taureau, Bagheera ?… Qu’on l’accepte.
Et alors revint l’aboiement profond d’Akela.
— Regardez bien… regardez bien, ô loups !
Mowgli continuait à s’intéresser aux cailloux ; il ne daigna prêter aucune attention aux loups qui vinrent un à un l’examiner. vient
À la fin, ils descendirent tous la colline, à la recherche du taureau mort, et seuls restèrent Akela, Bagheera, Baloo et les loups de Mowgli.
Shere Khan rugissait encore dans la nuit, car il était fort en colère que Mowgli ne lui eût pas été livré.
— Oui, tu peux rugir, dit Bagheera dans ses moustaches : car le temps viendra où cette petite chose nue te fera rugir sur un autre ton, ou je ne sais rien de l’homme.
— Nous avons bien fait, dit Akela : les hommes et leurs petits sont gens très avisés. Le moment venu, il pourra être utile.
— C’est vrai, dit Bagheera ; le moment venu, on pourra en avoir besoin : car personne ne peut espérer conduire le clan toujours !
Akela ne répondit rien. Il pensait au temps qui arrive pour chaque chef de clan, où sa force l’abandonne et où, plus affaibli de jour en jour, il est tué à la fin par les loups et remplacé par un nouveau chef, qui sera à son tour.
— Emmenez-le, dit-il à père Loup, et dressez-le comme il sied à un membre du Peuple Libre.
Et c’est ainsi que Mowgli entra dans le clan des loups de Seeonee, au prix d’un taureau et pour une bonne parole de Baloo.
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Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou onze années entières, et d’imaginer seulement l’étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s’il fallait l’écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres. — Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait à peine pour un enfant ; et père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la jungle, jusqu’à ce que chaque frémissement de l’herbe, chaque souffle de l’air chaud dans la nuit, chaque intonation des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d’écorce égratignée par la chauve-souris au repos, un instant, dans l’arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare, prissent juste autant d’importance pour lui que pour un homme d’affaires son travail de bureau. Lorsqu’il n’apprenait pas, il s’asseyait au soleil et dormait, puis il mangeait, se réendormait ; lorsqu’il se sentait sale ou qu’il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et lorsqu’il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient tout aussi agréables à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s’y prendre. Elle s'étendait sur une branche et appelait : « Viens ici, petit frère ! » et Mowgli commença par grimper comme fait le paresseux, mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le singe gris.
Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le Clan s’y assemblait, et, là, il découvrit qu’en regardant fixement un loup quelconque il pouvait le forcer à baisser les yeux : ainsi faisait-il pour s’amuser. À d’autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes ; mais il se méfiait des hommes parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la Jungle qu’il marcha presque dessus, et elle lui avait dit que c’était un piège. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de s’enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s’y prenait pour tuer : elle tuait de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et de même faisait Mowgli — à une exception près. Aussitôt qu'il eut l'âge de comprendre, Bagheera lui dit qu’il ne devrait jamais toucher au bétail parce qu’il avait été racheté, dans le Conseil du clan, au prix de la vie d’un taureau.
— La jungle t’appartient, dit Bagheera, et tu peux y tuer tout ce que tu es assez fort pour tuer ; mais, en souvenir du taureau qui t’a racheté, tu ne dois jamais tuer ni manger de bétail jeune ou vieux. C’est la Loi de la Jungle.
Mowgli s’y conforma fidèlement.
Il grandit ainsi et devint fort comme le devient naturellement un garçon qui ne va pas à l’école et n’a à s’occuper de rien dans la vie que de choses à manger.
Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n’était pas un être auxquel on dût se fier, et qu’un jour il lui faudrait tuer Shere Khan ; et sans doute un jeune loup se fût rappelé cet avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l’oublia parce qu’il n’était qu’un petit garçon — et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup s’il avait su parler aucune langue humaine.
Shere Khan se trouvait toujours sur son chemin dans la jungle. À mesure que le chef Akela prenait de l’âge et s’affaiblissait, le tigre boiteux s’était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n’aurait permise s’il avait osé aller jusqu’au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait : il s’étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d’homme.
— On me raconte, disait Shere Khan, que vous autres, au Conseil, vous n’osez pas le regarder entre les yeux !
Et les jeunes loups grondaient et hérissaient leur dos.
Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout, appris quelque chose de cela, et, une fois ou deux, expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :
— J’ai pour moi le clan, j’ai toi… et Baloo, bien qu’il soit si paresseux, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi m’effraierais-je ?
Ce fut un jour de grande chaleur qu’une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le porc-épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, elle dit à Mowgli, comme ils étaient au plus profond de la jungle et que le petit garçon était couché, la tête sur la belle fourrure noire de la panthère :
— Petit Frère, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?
— Autant de fois qu’il y a de noix sur cette palme ! déclara Mowgli, qui, naturellement, ne savait pas compter. Et puis après ? … J’ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout en queue et en cris… comme Mor, le Paon.
— Mais ce n’est plus temps de dormir. Baloo le sait, je le sais aussi, tout le clan le sait, et même ces imbéciles, ces imbéciles de daims le savent… Tabaqui te l’a dit lui-même.
— Oh ! oh ! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n’y a pas longtemps, pour me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire : j’étais un petit d’homme, un petit nu, pas même bon à déterrer les truffes… Mais j’ai pris Tabaqui par la queue et l’ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.
— C’était une sottise, car si Tabaqui est un faiseur de ragots, il n’en voulait pas moins te parler d’une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, petit frère : Shere Khan n’ose pas te tuer dans la jungle ; mais rappelle-toi bien qu’Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu’alors il ne conduira plus le Clan. Beaucoup des loups qui t’examinèrent quand tu fus présenté au Conseil, sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent — Shere Khan leur a fait la leçon — qu’un petit d’homme n’est pas à sa place dans le clan. Bientôt tu seras un homme…
— Eh ! qu’est-ce c'est qu’un homme qui ne court pas avec ses frères ? dit Mowgli. Je suis né dans la jungle, j’ai gardé la Loi de la Jungle, et il n’y a pas un de nos loups des pattes duquel je n’aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères !
Bagheera s’étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.
— Petit Frère, mets ta main sous ma mâchoire.
Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.
— Il n’y a personne dans la jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque… la marque du collier ; et pourtant, petit frère, je suis née parmi les hommes, et c’est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C’est à cause de cela que j’ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je naquis parmi les hommes. Je n’avais jamais vu la jungle. On m'a nourrie derrière des barreaux dans une marmite de fer ; mais une nuit je sentis que j’étais Bagheera — la panthère — et non pas un jouet pour les hommes, je brisai la misérable serrure d’un coup de patte, et m’en allai. Puis, comme j’avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la jungle que Shere-Khan, n’est-il pas vrai ?
— Oui, dit Mowgli, toute la jungle craint Bagheera… toute la jungle, sauf Mowgli.
— Oh ! toi, tu es un petit d’homme ! dit la panthère noire avec une infinie tendresse ; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères… si tu n’es point d’abord tué au Conseil !
— Mais pourquoi, pourquoi quelqu’un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli.
— Regarde-moi, dit Bagheera.
Et Mowgli la regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d’une demi-minute.
— Voilà pourquoi ! — dit-elle, en croisant ses pattes sur les feuilles. — Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je suis née parmi les hommes, et je t’aime, petit frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens ; parce que tu es sage ; parce que tu as tiré de leurs pieds les épines… parce que tu es un homme.
— Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d’un ton boudeur.
Et il fronça ses lourds sourcils noirs.
— Qu’est-ce que la Loi de la Jungle ? Frappe d’abord, et donne de la voix. À ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J’ai au cœur une certitude : la première fois que le vieil Akela manquera sa proie — et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil — le clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors… et alors… J’y suis ! — dit Bagheera en se levant d’un bond. — Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu’ils y font pousser ; ainsi, quand le moment sera venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t’aiment. Va chercher la Fleur Rouge.
Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la jungle n’appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.
— La Fleur Rouge ! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J’irai en chercher.
— Voilà bien le petit d’homme qui parle ! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu’elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.
— Bon, dit Mowgli, j’y vais. Mais es-tu sûre, ô ma Bagheera — il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux — es-tu sûre que tout cela soit l’œuvre de Shere Khan ?
— Par la Serrure brisée qui me délivra, j’en ai la certitude, petit frère !
— Alors, par le Taureau qui me racheta ! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement ; il se peut même qu’il reçoive un peu plus que son compte.
Et Mowgli partit d’un bond.
— Voilà l’homme ! Voilà bien l’homme, se dit la panthère à elle-même en se recouchant. Oh ! Shere Khan, tu n’as jamais fait chasse plus dangereuse que cette chasse à la grenouille, il y a dix ans !
Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où s'élevait le brouillard du soir ; il reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les petits loups étaient sortis, mais la mère, au fond de la caverne, comprit, à son souffle que quelque chose troublait sa grenouille.
— Qu’y a-t-il, fils ? dit-elle.
— Des potins de chauve-souris à propos de Shere Khan ! répondit-il. Je chasse en terre labourée, ce soir.
Et il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d’eau, tout au fond de la vallée. Là, il s’arrêta, car il entendit les cris du clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de méchanceté : c’étaient les jeunes loups.
— Akela ! Akela ! Que le Solitaire montre sa force ! … Place au chef du clan ! Saute, Akela !
Le solitaire dut sauter et manquer sa prise, car Mowgli entendit le claquement de ses dents et un glapissement lorsque le sambhur, avec ses pieds de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s’élança en avant ; et les cris s’affaiblirent derrière lui à mesure qu’il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.
— Bagheera disait vrai ! souffla-t-il, en se nichant parmi le fourrage amoncelé sous la fenêtre d’une hutte. — Demain, c’est le jour d’Akela et le mien.
Alors, il appliqua son visage contre la fenêtre et considéra le feu sur l’âtre ; il vit la femme du laboureur se lever pendant la nuit et nourrir la flamme avec des mottes noires ; et quand vint le matin, à l’heure où blanchit la brume froide, il vit l’enfant de l’homme prendre une corbeille d’osier garnie de terre à l’intérieur, l’emplir de charbons rouges, l’enrouler dans sa couverture, et s’en aller garder les vaches.
— N’est-ce que cela ? dit Mowgli. Si un enfant peut le faire, je n’ai rien à craindre.
Il tourna le coin de la maison, rencontra le garçon nez à nez, lui arracha le feu des mains et disparut dans le brouillard, tandis que l’autre hurlait de frayeur.
— Ils sont tout à fait semblables à moi ! dit Mowgli en soufflant sur le pot de braise, comme il l’avait vu faire à la femme. — Cette chose mourra si je ne lui donne rien à manger…
Et il jeta quelques brindilles et des morceaux d’écorce sèche sur la chose rouge. À moitié chemin de la colline, il rencontra Bagheera, sur la fourrure de laquelle la rosée du matin brillait comme des pierres de lune.
— Akela a manqué son coup, dit la Panthère. Ils l’auraient tué la nuit dernière, mais ils te voulaient aussi. Ils t’ont cherché sur la colline.
— J’étais dans les terres labourées. Je suis prêt. Vois !
Mowgli lui tendit le pot plein de feu.
— Bien ! … À présent j’ai vu les hommes jeter branche sèche dans cette chose, et aussitôt la Fleur Rouge s’épanouissait au bout… Est-ce que tu n’as pas peur ?
— Non. Pourquoi aurais-je peur ? Je me rappelle maintenant… si ce n’est pas un rêve… qu’avant d’être un loup je me couchais près de la Fleur Rouge, et qu’il y faisait chaud et bon.
Tout ce jour-là, Mowgli resta assis dans la caverne, veillant sur son pot de braise et y enfonçant des branches sèches pour voir comment elles brûlaient. Il chercha et trouva une branche qui lui parut à souhait, et, le soir, quand Tabaqui vint à la caverne lui dire assez rudement qu’on le demandait au Rocher du Conseil, il se mit à rire jusqu’à ce que Tabaqui s’enfuît. Et Mowgli se rendit au Conseil, toujours riant.
Akela le Solitaire était couché à côté de sa pierre pour montrer que sa succession était ouverte, et Shere Khan, avec sa suite de loups nourris de restes, se promenait de long en large, objet de visibles flatteries. Bagheera était couchée à côté de Mowgli, et l’enfant tenait le pot de braise entre ses genoux. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, Shere Khan prit la parole — chose qu’il n’aurait jamais osé faire aux beaux jours d’Akela.
— Il n’a pas le droit, murmura Bagheera. Dis-le. C’est un fils de chien. Il aura peur.
Mowgli sauta sur ses pieds.
— Peuple Libre, s’écria-t-il, est-ce que Shere Khan est notre chef ?… Qu’est-ce qu’un tigre peut avoir à faire avec la direction du Clan ?
— Voyant que la succession était ouverte, et comme on m’avait prié de parler…, commença Shere Khan.
— Qui t’en avait prié ? fit Mowgli. Sommes-nous tous des chacals pour flagorner ce boucher ? La direction du clan regarde le clan seul.
Il y eut des hurlements :
— Silence, toi, petit homme !
— Laissez-le parler. Il a gardé notre Loi !
Et, à la fin, les anciens du clan tonnèrent :
— Laissez parler le Loup Mort !
Lorsqu’un chef de Clan a manqué sa proie, on l’appelle le « Loup Mort » aussi longtemps qu'il lui reste à vivre, ce qui n’est pas long.
Akela péniblement souleva sa vieille tête, péniblement :
— Peuple Libre, et vous aussi, chacals de Shere Khan, pendant douze saisons je vous ai conduits à la chasse et vous en ai ramenés, et pendant tout ce temps, nul de vous n’a été pris au piège ni estropié. Je viens de manquer ma proie. Vous savez comment on a ourdi cette intrigue. Vous savez comment vous m’avez mené à un chevreuil non forcé, pour montrer ma faiblesse. Ce fut habilement fait. Vous avez maintenant le droit de me tuer sur le Rocher du Conseil. C’est pourquoi je demande : Qui vient achever le Solitaire ? Car c’est mon droit, de par la Loi de la Jungle, que vous veniez un par un.
Il y eut un long silence : aucun loup ne se souciait d’un duel à mort avec le Solitaire. Alors Shere Khan rugit :
— Bah ! qu’avons-nous à faire avec ce vieil édenté ? Il est condamné à mort ! C’est le Petit d’Homme qui a vécu trop longtemps. Peuple Libre, il fut ma proie dès le commencement. Donnez-le-moi. J’en ai assez de cette dérision d’homme-loup. Il a troublé la jungle pendant dix saisons. Donnez-moi le Petit d’Homme, ou bien je chasserai toujours par ici, et ne vous laisserai pas un os. C’est un homme, un enfant d’homme, et, dans la moelle de mes os, je le hais !
Alors, plus de la moitié du Clan hurla :
— Un homme ! Un homme ! Qu’est-ce qu’un homme peut avoir à faire avec nous ? Qu’il s’en aille avec ses pareils !
— C’est cela ! Pour tourner contre nous tout le peuple des villages ? vociféra Shere Khan. Non, non, donnez-le moi. C’est un homme, et nul de nous ne peut le fixer dans les yeux.
Akela dressa de nouveau la tête, et dit :
— Il a partagé notre curée. Il a dormi avec nous. Il a rabattu le gibier pour nous. Il n’a pas enfreint un seul mot de la Loi de la Jungle !
— Et moi, je l’ai payé le prix d’un taureau, lorsqu’il fut accepté : un taureau, c’est peu de chose ; mais l’honneur de Bagheera vaut peut-être une bataille ! dit Bagheera de sa voix la plus onctueuse.
— Un taureau payé voilà dix ans ! grogna l’assemblée. Que nous importent des os qui ont dix ans !
— Et un serment ? fit Bagheera en relevant sa lèvre sur ses dents blanches. Ah ! on fait bien de vous nommer le Peuple Libre !
— Nul petit d’homme ne doit courir avec le Peuple de la Jungle ! rugit Shere Khan. Donnez-le-moi !
— Il est notre frère en tout, sauf par le sang, poursuivit Akela ; et vous le tueriez ici !… En vérité, j’ai vécu trop longtemps. Quelques-uns d’entre vous sont des mangeurs de bétail, et j’ai entendu dire que d’autres, suivant les leçons de Shere Khan, vont par la nuit noire enlever des enfants aux seuils des villageois. Donc je sais que vous êtes lâches, et c’est à des lâches que je parle. Il est certain que je dois mourir, et ma vie ne vaut plus grand-chose ; autrement, je l’offrirais pour celle du Petit d’Homme. Mais, afin de sauver l’honneur du clan… presque rien, apparemment, qu’à force de vivre sans chef vous avez oublié… je m’engage, si vous laissez le Petit d’Homme retourner chez les siens, à ne pas montrer une dent lorsque le moment sera venu pour moi de mourir. Je mourrai sans me défendre. Le clan y gagnera au moins trois existences. Je ne puis faire plus ; mais, si vous consentez, je puis vous épargner la honte de tuer un frère auquel on ne saurait reprocher aucun tort… un frère qui fut réclamé, acheté, pour être admis dans le clan, suivant la Loi de la Jungle.
— C’est un homme ! … un homme ! … un homme ! gronda l’assemblée.
Et la plupart des loups firent mine de se grouper autour de Shere Khan, dont la queue se mit à fouailler les flancs.
— À présent, l’affaire est en tes mains ! dit Bagheera à Mowgli. Nous autres, nous ne pouvons plus rien que nous battre.
Mowgli se leva, le pot de braise dans les mains. Puis il s’étira et bâilla au nez du Conseil ; mais il était plein de rage et de chagrin, car, en loups qu’ils étaient, ils ne lui avaient jamais dit combien ils le haïssaient.
— Écoutez ! Il n’y a pas besoin de criailler comme des chiens. Vous m’avez dit trop souvent, cette nuit, que je suis un homme (et cependant je serais resté un loup, avec vous, jusqu’à la fin de ma vie) ; je sens la vérité de vos paroles. Aussi, je ne vous appelle plus mes frères, mais sag (chiens), comme vous appellerait un homme… Ce que vous ferez, et ce que vous ne ferez pas, ce n’est pas à vous de le dire. C’est moi que cela regarde ; et afin que nous puissions tirer la chose au clair, moi, l’homme, j’ai apporté ici un peu de la Fleur Rouge que vous, chiens, vous craignez.
Il jeta le pot sur le sol, et quelques charbons rouges allumèrent une touffe de mousse sèche qui flamba, tandis que tout le Conseil reculait de terreur devant les sauts de la flamme.
Mowgli enfonça la branche morte dans le feu jusqu’à ce qu’il vît des brindilles se tordre et crépiter, puis il la fit tournoyer au-dessus de sa tête au milieu des loups qui rampaient de terreur.
— Tu es le maître ! fit Bagheera à voix basse. Sauve Akela de la mort. Il a toujours été ton ami.
Akela, le vieux loup farouche, qui n’avait jamais imploré de merci dans sa vie, jeta un regard suppliant à Mowgli, debout près de lui, tout nu, sa longue chevelure noire flottant sur ses épaules, dans la lumière de la branche flamboyante qui faisait danser et vaciller les ombres.
— Bien ! dit Mowgli, en promenant avec lenteur un regard circulaire. Je vois que vous êtes des chiens. Je vous quitte pour retourner à mes pareils… si vraiment ils sont mes pareils… La Jungle m’est fermée, je dois oublier votre langue et votre compagnie ; mais je serai plus miséricordieux que vous : parce que j’ai été votre frère en tout, sauf par le sang, je promets, lorsque je serai un homme parmi les hommes, de ne pas vous trahir auprès d’eux comme vous m’avez trahi.
Il donna un coup de pied dans le feu, et les étincelles volèrent.
— Il n’y aura point de guerre entre aucun de nous dans le Clan. Mais il y a une dette qu’il me faut payer avant de m’en aller.
Il marcha à grands pas vers l’endroit où Shere Khan couché clignait de l’œil stupidement aux flammes, et le prit, par la touffe de poils, sous le menton. Bagheera suivait, en cas d’accident.
— Debout, chien ! cria Mowgli. Debout quand un homme parle, ou je mets le feu à ta robe !
Les oreilles de Shere Khan s’aplatirent sur sa tête, et il ferma les yeux, car la branche flamboyante était tout près de lui.
— Cet égorgeur de bétail a dit qu’il me tuerait en plein Conseil, parce qu’il ne m’avait pas tué quand j’étais petit. Voici… et voilà… comment nous, les hommes, nous battons les chiens. Remue seulement une moustache, Lungri, et je t’enfonce la Fleur Rouge dans la gorge !
Il frappa Shere Khan de sa branche sur la tête, tandis que le tigre geignait et pleurnichait en une agonie d’épouvante.
— Peuh ! chat de jungle roussi, va-t’en, maintenant, mais souviens-toi de mes paroles : la première fois que je reviendrai au Rocher du Conseil, comme il sied que vienne un homme, ce sera coiffé de la peau de Shere Khan. Quant au reste, Akela est libre de vivre comme il lui plaît. Vous ne le tuerez pas, parce que je le défends. J’ai idée, d’ailleurs, que vous n’allez pas rester ici plus longtemps, à laisser pendre vos langues comme si vous étiez quelqu’un, au lieu d’être des chiens que je chasse… ainsi… Allez !
Le feu brûlait furieusement au bout de la branche, et Mowgli frappait de droite et de gauche autour du cercle, et les loups s’enfuyaient en hurlant sous les étincelles qui brûlaient leur fourrure. À la fin, il ne resta plus que le vieil Akela, Bagheera et peut-être dix loups qui avaient pris le parti de Mowgli. Alors, Mowgli commença de sentir quelque chose de douloureux au fond de lui-même, quelque chose qu’il ne se rappelait pas avoir jamais senti jusqu’à ce jour ; il reprit haleine et sanglota, et les larmes coulèrent sur son visage.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? dit-il. Je n’ai pas envie de quitter la jungle… et je ne sais pas ce que j’ai. Vais-je mourir, Bagheera ?
— Non, Petit Frère. Ce ne sont que des larmes, comme il arrive aux hommes, dit Bagheera. Maintenant, je vois que tu es un homme, et non plus un petit d’homme. Oui, la jungle t’est bien fermée désormais… Laisse-les couler, Mowgli. Ce sont seulement des larmes.
Alors Mowgli s’assit et pleura comme si son cœur allait se briser ; il n’avait jamais pleuré auparavant, de toute sa vie.
— À présent, dit-il, je vais aller vers les hommes. Mais d’abord il faut que je dise adieu à ma mère.
Et il se rendit à la caverne où elle habitait avec Père Loup, et il pleura dans sa fourrure, tandis que les autres petits hurlaient misérablement.
— Vous ne m’oublierez pas, dit Mowgli.
— Jamais, tant que nous pourrons suivre une piste ! dirent les petits. Viens au pied de la colline quand tu seras un homme, et nous te parlerons ; et nous viendrons dans les labours pour jouer avec toi la nuit.
— Reviens bientôt ! dit Père Loup. O sage petite Grenouille ; reviens-nous bientôt, car nous sommes vieux, ta mère et moi.
— Reviens bientôt ! dit Mère Louve, mon petit tout nu ; car, écoute, enfant de l’homme, je t’aimais plus que je n’ai jamais aimé les miens.
— Je reviendrai sûrement, dit Mowgli ; et quand je reviendrai, ce sera pour étaler la peau de Shere Khan sur le Rocher du Conseil. Ne m’oubliez pas ! Dites-leur, dans la jungle, de ne jamais m’oublier !
L’aurore commençait à poindre quand Mowgli descendit la colline, tout seul, en route vers ces êtres mystérieux qu’on appelle les hommes.
CHANSON DE CHASSE
DU CLAN DE SENEONEE
À la pointe de l’aube, un sambhur meugla
Un, deux, puis encore !
Un daim bondit, un daim bondit à travers
Les taillis de la mare où boivent les cerfs.
Moi seul, battant le bois, j’ai vu cela,
Un, deux, puis encore !
À la pointe de l’aube un sambhur meugla
Un, deux, puis encore !
À pas de veloux, à pas de veloux,
Va porter la nouvelle au clan des loups,
Cherchez, trouvez, et puis de la gorge tous,
Un, deux, puis encore !
À la pointe de l’aube le clan hurla.
Un, deux, puis encore !
Pied qui, sans laisser de marque, fuit,
Œil qui sait percer la nuit — la nuit !
Donnez de la voix ! Écoutez le bruit !
Un, deux, puis encore !
LA CHASSE DE KAA
Ses taches sont l’orgueil du chat-pard, ses cornes du buffle sont l’honneur.
Sois net, car à l’éclat de la robe on connaît la force du chasseur.
Que le sambhur ait la corne aiguë, et le taureau les muscles puissants,
Ne prends pas le soin de nous l’apprendre : on savait cela depuis dix ans.
Ne moleste jamais les petits d’autrui, mais nomme-les Sœur et Frère.
Sans doute ils sont faibles et balourds, mais peut-être que l’Ourse est leur mère.
La jeunesse dit : « Qui donc me vaut ! » en l’orgueil de son premier gibier ;
Mais la Jungle est grande et le jeune est petit. Il doit se taire et méditer.
Maximes de Baloo.
Tout ce que nous allons dire ici arriva quelque temps avant que Mowgli eût été banni du clan des loups de Seeonee, ou se fût vengé sur Shere Khan, le tigre.
C’était aux jours où Baloo lui enseignait la Loi de la Jungle. Le grand ours brun, vieux et grave, se réjouissait d’un élève à l’intelligence si prompte ; car les jeunes loups ne veulent apprendre de la Loi de la Jungle que ce qui concerne leur clan et leur tribu, et décampent, dès qu’ils peuvent répéter le refrain de chasse : « Pieds qui ne font pas de bruit ; yeux qui voient dans l’ombre ; oreilles tendues au vent, du fond des cavernes, et dents blanches pour mordre : qui porte ces signes est de nos frères, sauf Tabaqui le Chacal et l’Hyène que nous haïssons. » Mais Mowgli, comme petit d’homme, en dut apprendre bien plus long.
Quelquefois Bagheera, la panthère noire, venait, en flânant, au travers de la jungle, voir ce que devenait son favori, et testait à ronronner, la tête contre un arbre, pendant que Mowgli récitait à Baloo la leçon du jour. L’enfant savait grimper presque aussi bien qu’il savait nager, et nager presque aussi bien qu’il savait courir : aussi Baloo, le professeur de la Loi, lui apprenait-il les Lois des Bois et des Eaux : à distinguer une branche pourrie d’une branche saine ; à parler poliment aux abeilles sauvages quand il rencontrait par surprise un de leurs essaims à cinquante pieds au-dessus du sol ; les paroles à dire à Mang, la chauve-souris, quand il la dérangeait dans les branches au milieu du jour ; et la façon d’avertir les serpents d’eau dans les mares avant de plonger au milieu d’eux. Dans la jungle, personne n’aime à être dérangé, et on y est toujours prêt à se jeter sur l’intrus.
En outre, Mowgli apprit également le cri de chasse de l’Étranger, qu’un habitant de la Jungle, toutes les fois qu’il chasse hors de son terrain, doit répéter à voix haute jusqu’à ce qu’il ait reçu la réponse. Traduit, il signifie : « Donnez-moi liberté de chasser ici, j’ai faim » ; la réponse est : « Chasse donc pour ta faim, mais non pour ton plaisir. »
Tout cela vous donnera une idée de ce que Mowgli avait à apprendre par cœur ; et il se fatiguait beaucoup d’avoir à répéter cent fois la même chose. Mais, comme Baloo le disait à Bagheera, un jour que Mowgli avait reçu la correction d’un coup de patte et s’en était allé bouder :
— Un petit d’homme est un petit d’homme, et il doit apprendre toute… tu entends bien, toute la Loi de la Jungle.
— Oui, mais il est tout petit, songes-y, dit la panthère noire, qui aurait gâté Mowgli si elle avait fait à sa guise. Comment sa petite tête peut-elle garder tous tes longs discours ?
— Y a-t-il quelque chose dans la Jungle de trop petit pour être tué ? Non. C’est pourquoi je lui enseigne tout cela, et c’est pourquoi je le corrige, oh ! très doucement, lorsqu’il oublie.
— Doucement ! Tu t’y connais, en douceur, vieux Pied de Fer, grogna Bagheera. Elle lui a joliment meurtri le visage, aujourd’hui, ta… douceur. Fi !
— J’aime mieux le voir meurtri de la tête aux pieds par moi qui l’aime, que de lui voir arriver du mal à cause de son ignorance, répondit Baloo avec beaucoup de chaleur. Je suis en train de lui apprendre les Maîtres Mots de la jungle appelés à le protéger auprès des oiseaux, du Peuple Serpent, et de tout ce qui chasse sur quatre pieds, sauf de son propre clan. Il peut maintenant, s’il veut seulement se rappeler les mots, réclamer protection à toute la jungle. Est-ce que cela ne vaut pas une petite correction ?
— Eh bien, en tous cas, prends garde à ne point tuer le petit d’homme. Ce n’est pas un tronc d’arbre bon à aiguiser tes griffes émoussées. Mais quels sont ces Maîtres Mots ? Je suis apparemment plutôt faite pour accorder de l’aide que pour en demander. — Bagheera étira une de ses pattes pour en admirer les griffes dont l’acier bleu s’aiguisait au bout comme un ciseau à froid. — Toutefois, j’aimerais à savoir.
— Je vais appeler Mowgli pour qu’il te les dise… s’il est disposé. Viens, Petit Frère !
— Ma tête sonne comme un arbre à abeilles, dit une petite voix maussade au-dessus de leurs têtes.
Et Mowgli se laissa glisser le long d’un tronc d’arbre. Il avait la mine fâchée, et ce fut avec indignation qu’au moment de toucher le sol il ajouta :
— Je viens pour Bagheera et non pour toi, vieux Baloo !
— Cela m’est égal, — dit Baloo, froissé et peiné. — Répète alors à Bagheera les Maîtres Mots de la jungle, que je t’ai appris aujourd’hui.
— Les Maîtres Mots pour quel peuple ? — demanda Mowgli, charmé de se faire valoir. — La jungle a beaucoup de langues, et moi je les connais toutes.
— Tu sais quelque chose, mais pas grand’chose… Vois, Bagheera, ils ne remercient jamais leur maître. Jamais le moindre louveteau vint-il remercier le vieux Baloo de ses leçons ?…Dis le mot pour les Peuples Chasseurs, alors… grand savant.
— Nous sommes du même sang, vous et moi, dit Mowgli en donnant aux mots l’accent ours dont se sert tout le peuple chasseur.
— Bien… Maintenant, pour les oiseaux.
Mowgli répéta, en ajoutant le cri du vautour à la fin de la sentence.
— Maintenant pour le Peuple Serpent, dit Bagheera.
La réponse fut un sifflement tout à fait indescriptible, après quoi Mowgli se donna du pied dans le derrière, battit des mains pour s’applaudir lui-même, et sauta sur le dos de Bagheera, où il s’assit de côté, pour jouer du tambour avec ses talons sur la fourrure luisante, et faire à Baloo les plus affreuses grimaces qu’il pût imaginer.
— Là… là ! Cela valait bien une petite correction, dit avec tendresse l’ours brun. Un jour tu pourras te souvenir de moi.
Puis il se retourna pour dire à Bagheera comment l’enfant avait appris les Maîtres Mots de Hathi, l’éléphant sauvage, qui sait tout ce qui a rapport à ces choses, et comment Hathi avait mené Mowgli à une mare pour apprendre d’un serpent d’eau le mot des Serpents, que Baloo ne pouvait prononcer ; et comment Mowgli se trouvait maintenant suffisamment garanti contre tous accidents possibles dans la Jungle, parce que ni serpent, ni oiseau, ni bête à quatre pattes ne lui ferait de mal.
— Personne n’est donc à craindre, — conclut Baloo, en caressant avec orgueil son gros ventre fourré.
— Sauf ceux de sa propre tribu, — dit à voix basse Bagheera.
Puis, tout haut, s’adressant à Mowgli :
— Fais attention à mes côtes, petit Frère ; qu’as-tu donc à danser ainsi ?
Mowgli, voulant se faire entendre, tirait à pleine fourrure sur l’épaule de Bagheera, et lui donnait de forts coups de pieds. Quand, enfin, tous deux prêtèrent l’oreille, il cria à pleins poumons :
— Moi aussi, j’aurai une tribu à moi, une tribu à conduire à travers les branches toute la journée.
— Quelle est cette nouvelle folie, petit bâtisseur de chimères ? dit Bagheera.
— Oui, et pour jeter des branches et de la crotte au vieux Baloo, continua Mowgli. Ils me l’ont promis. Ah !
— Whoof !
La grosse patte de Baloo jeta Mowgli à bas du dos de Bagheera, et l’enfant, qui restait étendu entre les grosses pattes de devant, put voir que l’ours était en colère.
— Mowgli, dit Baloo, tu as parlé aux Bandar-Log,… le Peuple Singe.
Mowgli regarda Bagheera pour voir si la panthère était en colère aussi : les yeux de Bagheera étaient aussi durs que des pierres de jade.
— Tu as été avec le Peuple Singe,… les singes gris… le peuple sans loi… les mangeurs de tout. C’est une grande honte.
— Quand Baloo m’a fait du mal à la tête — dit Mowgli (il était encore sur le dos), — je suis parti, et les singes gris sont descendus des arbres pour s’apitoyer sur moi. Personne autre ne se souciait de moi.
Il se mit à pleurnicher.
— L’apitoiement du Peuple Singe ! ronfla Baloo. Le calme du torrent de la montagne ! La fraîcheur du soleil d’été !… Et alors, petit d’homme ?
— Et alors… alors, ils m’ont donné des noix et tout plein de bonnes choses à manger, et ils… ils m’ont emporté dans leurs bras au sommet des arbres, pour me dire que j’étais leur frère parle sang, sauf que je n’avais pas de queue, et qu’un jour je serais leur chef.
— Ils n’ont pas de chefs, dit Bagheera. Ils mentent, ils ont toujours menti.
— Ils ont été très bons, et m’ont prié de revenir. Pourquoi ne m’a-t-on jamais mené chez le Peuple Singe ? Ils se tiennent sur leurs pieds comme moi. Ils ne cognent pas avec de grosses pattes. Ils jouent toute la journée… Laissez-moi monter !… Vilain Baloo, laisse-moi monter. Je veux retourner jouer avec eux.
— Écoute, petit d’homme, — dit l’Ours, et sa voix gronda comme le tonnerre dans la nuit chaude. — Je t’ai appris toute la Loi delà Jungle pour tous les peuples de la jungle… sauf le Peuple Singe qui vit dans les arbres. Ils n’ont pas de loi. Ils n’ont pas de patrie. Ils n’ont pas de langage à eux, mais se servent de mots volés, entendus par hasard lorsqu’ils écoutent et nous épient, là-haut, à l’affût dans les branches. Leur chemin n’est pas le nôtre. Ils n’ont pas de chefs. Ils n’ont pas de mémoire. Ils se vantent et jacassent, et se prétendent un grand peuple prêt à opérer de grandes choses dans la jungle ; mais la chute d’une noix suffit à détourner leurs idées, ils rient, et tout est oublié. Nous autres de la jungle, nous n’avons aucun rapport avec eux. Nous ne buvons pas où boivent les singes ; nous n’allons pas où vont les singes ; nous ne chassons pas où ils chassent ; nous ne mourons pas où ils meurent. M’as-tu jamais, jusqu’à ce jour, entendu parler des Bandar-Log ?
— Non, dit Mowgli tout bas, car le silence était très grand dans la forêt maintenant que Baloo avait fini de parler.
— Le peuple de la jungle a banni leur nom de sa bouche et de sa pensée. Ils sont nombreux, méchants, malpropres, sans pudeur, et ils désirent, autant qu’ils sont capables de fixer un désir, que le peuple de la jungle leur prête attention… Mais nous ne leur prêtons point attention, même lorsqu’ils nous jettent des noix et des ordures sur la tête.
Il avait à peine dit qu’une grêle de noix et de brindilles dégringola au travers du feuillage ; et on put entendre des toux, des hurlements, et des bonds irrités, très haut dans les branches.
— Le Peuple Singe est interdit, prononça Baloo, interdit auprès du peuple de la jungle. Souviens-t’en.
— Interdit, répéta Bagheera ; mais je pense tout de même que Baloo aurait dû te prémunir contre eux…
— Moi… Moi ? Comment aurais-je deviné qu’il irait jouer avec une pareille ordure… Le Peuple Singe ! Pouah !
Une nouvelle grêle tomba sur leurs têtes, et ils s’en allèrent au trot, emmenant Mowgli avec eux. Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai. Ils appartiennent aux cimes des arbres ; et, comme les bêtes regardent très rarement en l’air, l’occasion ne se présenterait guère pour eux et le peuple de la jungle de se rencontrer ; mais, toutes les fois qu’ils trouvaient un loup malade, ou un tigre blessé, ou un ours, les singes le tourmentaient, et ils avaient coutume de jeter des bâtons et des noix à n’importe quelle bête, pour rire, et dans l’espoir qu’on les remarquerait. Puis, ils hurlaient et criaient à tue-tête des chansons dénuées de sens ; et ils invitaient le peuple de la jungle à grimper aux arbres pour lutter avec eux, ou bien, sans motif, s’élançaient en furieuses batailles les uns contre les autres, en prenant soin de laisser les singes morts où le peuple de la jungle pourrait les voir. Ils étaient toujours sur le point d’avoir un chef, des lois et des coutumes à eux, mais ils ne le faisaient jamais parce que leur mémoire était incapable de rien retenir d’un jour à l’autre ; aussi arrangeaient-ils les choses au moyen d’un dicton : « Ce que les Bandar-Log pensent maintenant, la jungle le pensera plus tard », qui était pour eux d’un grand réconfort. Aucune bête ne pouvait les atteindre, mais, d’un autre côté, aucune bête ne leur prêtait attention, et c’est pourquoi ils avaient été si charmés de voir Mowgli venir jouer avec eux, et d’entendre combien Baloo en était irrité.
Ils n’avaient pas l’intention de faire davantage — les Bandar-Log n’ont jamais d’intentions ; — mais l’un d’eux imagina, ce qui lui parut une brillante idée, de dire aux autres que Mowgli serait une personne utile à posséder dans la tribu, parce qu’il savait entrelacer des branches en abri contre le vent ; et que, s’ils s’en saisissaient, ils pourraient le forcer à le leur apprendre. Naturellement Mowgli, comme enfant de bûcheron, avait hérité de toutes sortes d’instincts, et s’amusait souvent à fabriquer de petites huttes à l’aide de branches tombées, sans savoir pourquoi ; et le Peuple Singe, guettant dans les arbres, considérait ce jeu comme la chose la plus étonnante. Cette fois, disaient-ils, ils allaient réellement avoir un chef et devenir le peuple le plus sage de la jungle… si sage qu’ils seraient pour tous les autres un objet de remarque et d’envie. Aussi suivirent-ils Baloo, Bagheera et Mowgli à travers la jungle, fort silencieusement, jusqu’à ce que vînt l’heure de la sieste de midi. Alors Mowgli, on ne peut plus honteux de lui-même, s’endormit entre la panthère et l’ours, résolu à n’avoir plus rien de commun avec le Peuple Singe.
La première chose qu’ensuite il éprouva, ce fut une sensation de mains sur ses jambes et ses bras… de petites mains dures et fortes… puis, de branches lui fouettant le visage ; et son regard plongeait à travers l’agitation des ramures, tandis que Baloo éveillait la jungle de ses cris sourds et que Bagheera bondissait le long du tronc, tous ses crocs à nu. Les Bandar-Log hurlaient de triomphe et luttaient à qui atteindrait le plus vite les branches supérieures où Bagheera n’oserait les suivre, criant :
— Elle nous a remarqués ! Bagheera nous a remarqués ! Tout le peuple de la jungle nous admire pour notre adresse et notre ruse !
Alors, ils commencèrent leur fuite, et la fuite du Peuple Singe au travers de la patrie des arbres est une chose que personne ne décrira jamais. Ils y ont leurs routes régulières et leurs chemins de traverse, des côtes et des descentes tous tracés à cinquante ou soixante et cent pieds au-dessus du sol, et par lesquelles ils voyagent, même la nuit s’il est nécessaire. Deux des singes les plus forts avaient saisi Mowgli sous les bras, et volaient à travers les cimes des arbres par bonds de vingt pieds à la fois. Eussent-ils été seuls qu’ils auraient avancé deux fois plus vite, mais le poids de l’enfant les retardait. Tout mal à l’aise et pris de vertige qu’il se sentît, Mowgli ne pouvait s’empêcher de jouir de cette course furieuse ; mais il était effrayé d’apercevoir par éclairs le sol si loin au-dessous de lui ; et les terribles chocs et les secousses, au bout de chaque saut qui le balançait à travers le vide, lui mettaient le cœur entre les dents. Son escorte s’élançait avec lui au haut d’un arbre jusqu’à ce qu’il sentît les extrêmes petites branches crépiter et plier sous leur poids ; puis, avec un han guttural, ils se jetaient, décrivaient dans l’air une courbe descendante et se recevaient, en se suspendant par les mains et par les pieds aux branches basses de l’arbre voisin.
Parfois il découvrait des milles et des milles de calme jungle verte, de même qu’un homme au sommet d’un mât peut plonger à des lieues dans l’horizon de la mer ; puis, les branches et les feuilles lui cinglaient le visage, et, tout de suite après, ses deux gardes et lui descendaient presque à toucher terre de nouveau.
C’est ainsi, à renfort de bonds, de fracas, d’ahans, de hurlements, que la tribu tout entière des Bandar-Log filait à travers les routes des arbres, avec Mowgli leur prisonnier.
D’abord, il eut peur qu’on ne le laissât tomber ; puis, il sentit monter la colère. Mais il savait l’inutilité de la lutte, et il se mit à penser. La première chose à faire était d’avertir Baloo et Bagheera, car, au train dont allaient les singes, il savait que ses amis seraient vite distancés. Regarder en bas, cela n’eût servi de rien, car il ne pouvait voir que le dessus des branches ; aussi dirigea-t-il ses yeux en l’air et vit-il, loin dans le bleu, Chil le Vautour en train de planer et de tournoyer au-dessus de la jungle qu’il surveillait dans l’attente de choses à mourir. Chil s’aperçut que les singes portaient il ne savait quoi, et se laissa tomber de quelques centaines de mètres pour voir si leur fardeau était bon à manger. Il siffla de surprise quand il vit Mowgli remorqué à la cime d’un arbre et l’entendit lancer l’appel du vautour :
— Nous sommes du même sang, toi et moi.
Les vagues de branches se refermèrent sur l’enfant ; mais Chil, d’un coup d’aile, se porta au-dessus de l’arbre suivant, assez à temps pour voir remonter de nouveau la petite face brune :
— Relève ma trace, cria Mowgli. Préviens Baloo de la tribu de Seeonee, et Bagheera du Conseil du Rocher.
— Au nom de qui, frère ?
Chil n’avait jamais vu Mowgli auparavant, bien que naturellement il eût entendu parler de lui.
— De Mowgli, la grenouille… le petit d’homme… ils m’appellent !… Relève ma tra… ace !
Les derniers mots furent criés à tue-tête au moment où il se trouvait balancé dans l’air ; mais Chil fit un signe d’assentiment, et s’éleva en ligne perpendiculaire jusqu’à ce qu’il ne parût pas plus gros qu’un grain de sable ; alors, il resta suspendu, suivant du télescope de ses yeux le sillage dans les cimes, tandis que l’escorte de Mowgli y passait en tourbillon.
— Ils ne vont jamais loin, — dit-il avec un petit rire — ils ne font jamais ce qu’ils ont projeté de faire. Toujours prêts, les Bandar-Log, à donner du bec dans les nouveautés. Cette fois, si j’ai bon œil, ils ont mis le bec dans quelque chose qui leur donnera du fil à retordre, car Baloo n’est pas un poussin, et Bagheera peut, je le sais, tuer mieux que des chèvres.
Là-dessus, il se berça sur ses ailes, les pattes ramenées sous lui, et attendit.
Pendant ce temps Baloo et Bagheera se rongeaient de rage et de chagrin. Bagheera grimpait comme jamais de sa vie elle n’avait grimpé, mais les branches minces se brisaient sous son poids, et elle glissait jusqu’en bas, de l’écorce plein les griffes.
— Pourquoi n’as-tu pas averti le petit d’homme ? — rugissait-elle aux oreilles du pauvre Baloo, qui s’était mis en route, de son trot massif, dans l’espoir de rattraper les singes. — Quelle utilité de le tuer de coups, si tu ne l’avais pas averti ?
— Vite !… Ah, vite !… Nous… pouvons encore les rattraper ! haletait Baloo.
— À ce pas !… Il ne forcerait pas une vache blessée. Professeur de la Loi… frappeur d’enfants… un mille à rouler et tanguer de la sorte, et tu éclaterais. Assieds-toi tranquille et réfléchis ! Fais un plan ; ce n’est pas le moment de leur donner la chasse. Ils pourraient le laisser tomber, si nous les suivions de trop près.
— Arrula ! Whoo !… Ils l’ont peut-être laisse tomber déjà, fatigués de le porter. Qui peut se fier aux Bandar-Log ?… Qu’on me mette des chauves-souris mortes sur la tête !… Qu’on me donne des os noirs à ronger !… Qu’on me roule dans les ruches des abeilles sauvages pour que j’y sois piqué à mort, et qu’on m’enterre avec l’hyène, car je suis le plus misérable des ours !… Arrulala ! Wakooa !… Ô Mowgli, Mowgli ! Pourquoi ne t’ai-je pas prémuni contre le Peuple Singe au lieu de te casser la tête ? Qui sait maintenant si mes coups n’ont pas fait fuir de sa mémoire la leçon du jour, et s’il ne se trouvera pas seul dans la jungle sans les maîtres mots ?
Baloo se prit la tête entre les pattes, et se mit à rouler de droite et de gauche en gémissant.
— En tout cas, il m’a récité tous les mots très correctement il y a peu de temps, dit Bagheera avec impatience. Baloo, tu n’as ni mémoire ni respect de toi-même. Que penserait la jungle si moi, la panthère noire, je me roulais en boule comme Sahi, le porc-épic, pour me mettre à hurler.
— Je me moque bien de ce que pense la jungle ! Il est peut-être mort à l’heure qu’il est.
— À moins qu’ils ne l’aient laisse tomber des branches en manière de passe-temps, qu’ils l’aient tué par paresse, ou jusqu’à ce qu’ils le fassent, je n’ai pas peur pour le petit d’homme. Il est sage, il sait quelque chose, et, par-dessus tout, il a ces yeux que craint le peuple de la jungle. Mais, et c’est un grand malheur, il est au pouvoir des Bandar-Log ; et, parce qu’ils vivent dans les arbres, ils ne redoutent personne parmi nous.
Bagheera lécha une de ses pattes de devant pensivement.
— Vieux fou que je suis ! Lourdaud à poil brun, grand fouilleur de racines, — dit Baloo, en se déroulant brusquement ; — c’est vrai ce que dit Hathi, l’éléphant sauvage : À chacun sa crainte. Et eux, les Bandar-Log, craignent Kaa, le serpent de rocher. Il grimpe aussi bien qu’eux. Il vole les jeunes singes dans la nuit. Rien que le murmure de son nom les glace jusqu’au bout de leurs méchantes queues. Allons trouver Kaa.
— Que fera-t-il pour nous ? Il n’est pas de notre tribu, puisqu’il est sans pieds, et…il a les yeux les plus funestes, dit Bagheera.
— Il est aussi vieux que rusé. Par-dessus tout, il a toujours faim, dit Baloo plein d’espoir. Promets-lui beaucoup de chèvres.
— Il dort un mois plein après chaque repas. Il se peut qu’il dorme maintenant, et, fût-il éveillé, qu’il préférerait peut-être tuer lui-même ses chèvres.
Bagheera, qui ne savait pas grand’chose de Kaa, se méfiait naturellement.
— En ce cas, à nous deux, vieux chasseur, nous pourrions lui faire entendre raison.
Là-dessus Baloo frotta le pelage roussi de sa brune épaule contre la panthère, et ils partirent ensemble à la recherche de Kaa, le Python de Rocher.
Ils le trouvèrent étendu sur une saillie de roc que chauffait le soleil de midi, en train d’admirer la magnificence de son habit neuf, car il venait de consacrer dix jours de retraite à changer de peau, et maintenant, il apparaissait dans toute sa splendeur : sa grosse tête camuse dardée au ras du sol, les trente pieds de long de son corps tordus en nœuds et en courbes fantastiques, et se léchant les lèvres à la pensée du dîner à venir.
— Il n’a pas mangé, — dit Baloo, en grognant de soulagement à la vue du somptueux habit marbré de brun et de jaune. — Fais attention, Bagheera ! Il est toujours un peu myope après avoir changé de peau, et très prompt à l’attaque.
Kaa n’était pas un serpent venimeux, — en fait, il méprisait plutôt les serpents venimeux, qu’il tenait pour lâches — mais sa force résidait dans son étreinte, et, une fois qu’il avait enroulé ses anneaux énormes autour de qui que ce fût, il n’y avait plus rien à faire.
— Bonne chasse ! cria Baloo en s’asseyant sur ses hanches.
Comme tous les serpents de son espèce, Kaa était presque sourd, et tout d’abord il n’entendit pas l’appel. Cependant il se leva, prêt à tout événement, la tête basse :
— Bonne chasse pour nous tous, répondit-il enfin. Oh ! oh ! Baloo, que fais-tu ici ?… Bonne chasse, Bagheera… L’un de nous au moins a besoin de nourriture. A-t-on entendu parler de gibier sur pied ? Une biche peut-être, ou même un jeune chevreuil ? Je suis aussi vide qu’un puits à sec.
— Nous sommes en train de chasser, dit Baloo négligemment.
Il savait qu’on ne doit pas presser Kaa. Il est trop gros.
— Permettez-moi de me joindre à vous, dit Kaa. Un coup de patte de plus ou de moins n’est rien pour toi, Bagheera, ni pour toi, Baloo ; alors que moi… moi, il me faut attendre et attendre des jours dans un sentier, et grimper la moitié d’une nuit pour le maigre hasard d’un jeune singe. Psshaw ! Les arbres ne sont plus ce qu’ils étaient dans ma jeunesse. Tous rameaux pourris et branches sèches.
— Il se peut que ton grand poids y soit pour quelque chose, répliqua Baloo.
— Oui, je suis d’une jolie longueur, — d’une jolie longueur, — dit Kaa avec une pointe d’orgueil. Mais malgré tout, c’est la faute de ce bois nouveau. J’ai été bien près de tomber lors de ma dernière prise… bien près en vérité… et, en glissant, car ma queue n’enveloppait pas étroitement l’arbre, j’ai réveillé les Bandar-Log qui m’ont donné les plus vilains noms.
— Cul-de-jatte, ver de terre jaune, — dit Bagheera dans ses moustaches, comme si elle essayait de se souvenir.
— Sssss ! M’ont-ils appelé comme cela ? demanda Kaa.
— C’était quelque chose de la sorte qu’ils nous braillaient à la dernière lune, mais nous n’y avons pas fait attention. Ils disent n’importe quoi… même, par exemple, que tu as perdu tes dents, et que tu n’oses affronter rien de plus gros qu’un chevreau, parce que (ils n’ont vraiment aucune pudeur, ces Bandar-Log)… parce que tu crains les cornes des boucs, continua suavement Bagheera.
Or, un serpent, et surtout un vieux python circonspect de l’espèce de Kaa, montre rarement qu’il est en colère, mais Baloo et Bagheera purent voir les gros muscles engloutisseurs onduler et se gonfler des deux côtés de sa gorge.
— Les Bandar-Log ont changé de terrain, dit-il tranquillement. Quand je suis monté ici au soleil, aujourd’hui, j’ai entendu leurs huées parmi les cimes des arbres.
— Ce sont… ce sont les Bandar-Log que nous suivons en ce moment…, dit Baloo.
Mais les mots s’étranglaient dans sa gorge, car c’était la première fois, à son souvenir, qu’un animal de la jungle avouait s’intéresser aux actes des singes.
— Sans doute, alors, que ce n’est point une petite affaire qui met deux tels chasseurs… chefs dans leur propre jungle, j’en suis certain…, sur la piste des Bandar-Log, — répondit Kaa courtoisement, en enflant de curiosité.
— À vrai dire, commença Baloo, je ne suis rien de plus que le vieux et parfois imprévoyant Professeur de Loi des louveteaux de Seeonee, et Bagheera ici…
— Est Bagheera, dit la panthère noire.
Et ses mâchoires se fermèrent avec un bruit sec, car l’humilité n’était pas son fait.
— Voici l’affaire, Kaa : ces voleurs de noix et ramasseurs de palmes ont emporté notre petit d’homme dont tu as peut-être entendu parler.
— J’ai entendu raconter par Sahi (ses piquants le rendent présomptueux) qu’une sorte d’homme était entré dans un clan de loups, mais je ne l’ai pas cru. Sahi est plein d’histoires à moitié entendues et très mal répétées.
— Eh bien, c’est vrai. Il s’agit d’un petit d’homme comme on n’en a jamais vu, dit Baloo. Le meilleur, le plus sage et le plus hardi des petits d’homme… mon propre élève, qui rendra fameux le nom de Baloo à travers toutes les jungles ; et de plus, je… nous… l’aimons, Kaa.
— Ts ! Ts ! — dit Kaa, en balançant sa tête d’un mouvement de navette. — Moi aussi, j’ai connu la tendresse. Il y a des histoires que je pourrais dire…
— Qu’il faudrait une nuit claire et l’estomac garni pour louer dignement, dit Bagheera avec vivacité. Notre petit d’homme est à l’heure qu’il est entre les mains des Bandar-Log, et nous savons que, de tout le peuple de la jungle, Kaa est le seul qu’ils redoutent.
— Je suis lu seul qu’ils redoutent…Ils ont bien raison, dit Kaa. Bavardage, folie, vanité… Vanité, folie et bavardage ! voilà les singes. Mais, pour une chose humaine, c’est un mauvais hasard de tomber entre leurs mains. Ils se fatiguent vite des noix qu’ils cueillent, et les jettent. Ils promènent une branche une demi-journée, avec l’intention d’en faire de grandes choses, et, tout à coup, ils la cassent en deux. Cet hommeau n’est pas à envier. Ils m’ont appelé aussi Poisson jaune, n’est-ce pas ?
— Ver… ver… ver de terre, dit Bagheera… et bien d’autres choses que je ne peux maintenant répéter, par pudeur.
— Ils ont besoin qu’on leur rapprenne à parler de leur maître, Aaa-ssp ! Ils ont besoin qu’on aide à leur manque de mémoire. En ce moment, où sont ils allés avec le petit ?
— La jungle seule le sait. Vers le soleil couchant je crois, dit Baloo. Nous avions pensé que tu saurais, Kaa.
— Moi ? Comment ?… Je les prends quand ils tombent sur ma route, mais je ne chasse pas les Bandar-Log, pas plus que les grenouilles, ni que l’écume verte sur les trous d’eau… quant à cela. Hsss !
— Ici, en haut ! En haut, en haut ! Hillo ! Illo ! Illo, regardez en l’air, Baloo du Clan des loups de Seeonee.
Baloo leva les yeux pour voir d’où venait la voix, et Chil le Vautour apparut. Il descendait en balayant les airs, et le soleil brillait sur les franges relevées de ses ailes. C’était presque l’heure du coucher pour Chil, mais il avait battu toute l’étendue de la jungle à la recherche de l’Ours, sans pouvoir le découvrir sous l’épais feuillage »
— Qu’est-ce que c’est ? dit Baloo.
— J’ai vu Mowgli au milieu des Bandar-Log. Il m’a prié dé vous le dire. J’ai veillé. Les Bandar-Log l’ont emporté au delà de la rivière, à la cité des singes… aux Grottes froides. Il est possible qu’ils y restent une nuit, dix nuits, une heure. J’ai dit aux chauves-souris de les guetter pendant les heures obscures. Voilà mon message. Bonne chasse, vous tous en bas !
— Pleine gorge et profond sommeil, Chil, cria Bagheera. Je me souviendrai de toi à ma prochaine prise et mettrai de côté la tête pour toi seul… ô le meilleur des vautours !
— Pas la peine… Pas la peine… L’enfant avait le Maître Mot. Je ne pouvais rien faire de moins.
Et Chil remonta en décrivant un cercle pour regagner son aire.
— Il n’a pas oublié de se servir de sa langue — dit Baloo avec un petit rire d’orgueil. — Si jeune et se souvenir du Maître Mot même des oiseaux tandis qu’on est traîné à travers les arbres !
— On le lui avait enfoncé assez ferme dans la tête, dit Bagheera. Mais je suis fière de lui… Et maintenant, il nous faut aller aux Grottes froides.
Ils savaient tous où se trouvait l’endroit, mais peu y étaient jamais allés parmi le peuple de la jungle. Ce qu’ils appelaient en effet les Grottes froides était une vieille ville abandonnée, perdue et enfouie dans la jungle ; et les bêtes fréquentent rarement un endroit que les hommes ont déjà fréquenté. Il arrive bien au sanglier de le faire, mais jamais les tribus qui chassent. En outre, les singes y habitaient, autant qu’ils peuvent passer pour habiter quelque part, et nul animal qui se respecte n’en aurait approché à portée de regard, sauf en temps de sécheresse, quand les citernes et les réservoirs à demi ruinés contenaient encore un peu d’eau.
— C’est un voyage d’une demi-nuit,… à toute vitesse, dit Bagheera.
Et Baloo prit un air préoccupé :
— J’irai aussi vite que je peux, dit-il anxieusement.
— Nous n’osons pas t’attendre. Suis-nous, Baloo. Il nous faut filer d’un pied leste… Kaa et moi.
— Avec ou sans pieds, je marcherai de pair avec toi sur tes quatre, dit Kaa sèchement.
Baloo fit un effort pour se hâter, mais il dut s’asseoir en soufflant, aussi, le laissèrent-ils venir plus tard, et Bagheera pressa-t-elle vers le but son rapide galop de panthère. Kaa ne disait rien, mais quelque effort que fît Bagheera, l’énorme Python de rocher se tenait à son niveau. Au passage d’un torrent de montagne, Bagheera prit de l’avance, parce qu’elle le franchit d’un bond tandis que Kaa traversait à la nage, la tête et deux pieds de cou hors de l’eau, mais, sur terrain égal, Kaa rattrapa la distance.
— Par la Serrure brisée qui m’a faite libre, — dit Bagheera, lorsque fut descendu le crépuscule, — tu n’es pas un petit marcheur !
— J’ai faim, dit Kaa. En outre, ils m’ont appelé grenouille mouchetée.
— Ver… ver de terre,… et jaune, par-dessus le marché.
— C’est tout un. Allons.
Et Kaa semblait se répandre lui-même sur le sol où ses yeux sûrs choisissaient la route la plus courte qu’il savait garder.
Dans les Grottes froides, le Peuple Singe ne songeait nullement aux amis de Mowgli. Ils avaient apporté l’enfant à la Ville-Perdue, et se trouvaient pour le moment très satisfaits d’eux-mêmes. Mowgli n’avait jamais vu de ville hindoue auparavant, et, bien que celle-ci ne fût guère qu’un amoncellement de ruines, le spectacle lui parut aussi splendide qu’étonnant. Quelque roi l’avait bâtie, au temps jadis, sur une petite colline. On pouvait encore discerner les chaussées de pierre qui conduisaient aux portes en ruines où de derniers éclats de bois pendaient aux gonds rongés de rouille. Des arbres avaient poussé entre les pierres des murs, les créneaux étaient tombés et s’effritaient par terre, des lianes sauvages, aux fenêtres des tours, se balançaient en grosses touffes le long des murs.
Un grand palais sans toit couronnait la colline, le marbre des cours d’honneur et des fontaines se fendait, tout taché de rouge et de vert, et les galets mêmes des cours où habitaient naguère les éléphants du roi avaient été soulevés et écartés par les herbes et les jeunes arbres. Du palais, on pouvait voir les innombrables rangées de maisons sans toits qui composaient la ville, semblables à des rayons de miel vides remplis de ténèbres ; le bloc de pierre informe qui avait été une idole, sur la place où se rencontraient quatre routes ; les puits et les rigoles aux coins des rues où se trouvaient jadis les réservoirs publics, et les dômes brisés des temples avec les figuiers sauvages qui sortaient de leurs flancs.
Les singes appelaient ce lieu leur cité, et affectaient de mépriser le peuple de la jungle parce qu’il vit dans la forêt. Et cependant, ils ne savaient jamais à quel usage avaient été destinés les édifices ni comment s’en servir. Ils s’asseyaient en cercles dans le vestibule conduisant à la chambre du conseil royal, grattaient leurs puces, et prétendaient être des hommes ; ou bien ils couraient au travers des maisons sans toits, ramassaient dans un coin des plâtras et de vieilles briques, puis oubliaient où ils les avaient cachés ; ou bien ils se battaient, ils criaient, ils se bousculaient en foule, puis, cessaient tout à coup pour jouer du haut en bas des terrasses, dans les jardins du roi où ils secouaient les rosiers et les orangers pour le plaisir d’en voir tomber les fruits et les fleurs. Ils exploraient tous les passages, tous les souterrains du palais et les centaines de petites chambres obscures, mais ils ne se rappelaient jamais ce qu’ils avaient vu ou pas ; et ils erraient ainsi au hasard, un par un, deux par deux, ou par groupes, en se disant l’un à l’autre qu’ils faisaient comme les hommes. Ils buvaient aux réservoirs dont ils troublaient l’eau, et se battaient pour en approcher, puis s’élançaient tous ensemble en masses compactes et criaient :
— Il n’y a personne dans la jungle d’aussi sage, d’aussi bon, d’aussi intelligent, d’aussi fort et d’aussi doux que les Bandar-Log.
Ensuite ils recommençaient jusqu’à ce que, fatigués de la ville, ils retournassent aux cimes des arbres, dans l’espoir que le peuple de la jungle les remarquerait.
Mowgli, qui avait été élevé sous la Loi de la Jungle, n’aimait ni ne comprenait ce genre de vie. Il était tard dans l’après-midi quand les singes, le traînant, arrivèrent aux Grottes Froides. Et, au lieu d’aller dormir, comme Mowgli l’aurait fait après un long voyage, ils se prirent par la main, et se mirent à danser en chantant leurs plus folles chansons. Un des singes fit un discours, et dit à ses compagnons que la capture de Mowgli marquait une nouvelle étape dans l’histoire des Bandar-Log, car il allait leur montrer comment on entrelaçait des branches et des roseaux pour s’en faire un abri contre la pluie et le vent. Mowgli cueillit quelques lianes et se mit à les tresser ; les singes essayèrent de l’imiter, mais, au bout de quelques minutes, ils n’y prenaient déjà plus d’intérêt et se mirent à tirer les queues de leurs camarades, ou à sauter des quatre pattes en toussant.
— Je voudrais manger, dit Mowgli. Je suis un étranger dans cette partie de la jungle. Apportez-moi de la nourriture, ou permettez-moi de chasser ici.
Vingt ou trente singes bondirent au dehors pour lui rapporter des noix et des pawpaws sauvages ; mais ils se mirent à se battre en route, et cela leur eût donné trop de peine de revenir avec ce qui restait de fruits. Mowgli était endolori et furieux autant qu’affamé, et il errait dans la cité vide, lançant de temps à autre le cri de chasse des étrangers, mais personne ne lui répondait, et il pensait qu’en vérité c’était un mauvais gîte qu’il avait atteint là.
— Tout ce qu’a dit Baloo au sujet des Bandar-Log est vrai, songeait-il en lui-même. Ils sont sans loi, sans cri de chasse, et sans chefs… rien qu’en mots absurdes et en petites mains adroites et pillardes. De sorte que si je meurs de faim ou suis tué en cet endroit, ce sera par ma propre faute. Mais il faut que j’essaie de retourner dans ma jungle. Baloo me battra sûrement, mais cela vaudra mieux que de faire la chasse à des billevesées en compagnie des Bandar-Log.
À peine se dirigeait-il vers le mur de la ville, que les singes le tirèrent en arrière, en lui disant qu’il ne connaissait pas son bonheur, et en le pinçant pour lui donner de la reconnaissance. Il serra les dents et ne dit rien, mais marcha, parmi le tumulte des singes braillants, jusqu’à une terrasse qui dominait les réservoirs de grès rouge à demi remplis d’eau de pluie. Au centre de la terrasse, se dressaient les ruines d’un pavillon, tout de marbre blanc, bâti pour des reines mortes depuis cent ans. Le toit, en forme de dôme, s’était écroulé à demi et bouchait le passage souterrain par lequel les reines avaient coutume de venir du palais. Mais les murs étaient faits d’écrans de marbre découpés, merveilleux ouvrage d’entrelacs blancs comme le lait, incrustés d’agates, de cornalines, de jaspe et de lapis-lazuli ; et lorsque la lune se montra par-dessus la montagne, elle brilla au travers du lacis ajouré, projetant sur le sol des ombres semblables à une broderie de velours noir.
Tout meurtri, las et affamé qu’il fût, Mowgli ne put, malgré tout, s’empêcher de rire quand les Bandar-Log se mirent, par vingt à la fois, à lui dire combien ils étaient grands, sages, forts et doux, et quelle folie c’était à lui de vouloir les quitter.
— Nous sommes grands. Nous sommes libres. Nous sommes étonnants. Nous sommes le peuple le plus étonnant de toute la jungle ! Nous le disons tous, aussi, ce doit-il être vrai, criaient-ils. Maintenant, comme tu nous entends pour la première fois, et que tu es à même de rapporter nos paroles au peuple de la jungle afin qu’il nous remarque dans l’avenir, nous te dirons tout ce qui concerne nos excellentes personnes.
Mowgli ne fit aucune objection, et les singes se rassemblèrent par centaines et centaines sur la terrasse pour écouter leurs propres orateurs chanter les louanges des Bandar-Log, et, toutes les fois qu’un orateur s’arrêtait par manque de respiration, ils criaient tous ensemble :
— C’est vrai, nous sommes tous du même avis.
Mowgli hochait la tête, battait des paupières et disait : Oui, quand ils lui posaient une question ; mais, tant de bruit lui donnait le vestige.
— Tabaqui, le chacal, doit avoir mordu tous ces gens, se disait-il, et maintenant ils ont la rage. Certainement c’est la dewanee, la folie. Ne dorment-ils donc jamais ?… Tiens, voici un nuage sur cette lune de malheur. Si c’était seulement un nuage assez gros pour que je puisse tenter de me sauver dans l’obscurité. Mais… je suis si las !
Deux fidèles guettaient le même nuage du fond du fossé en ruines, au bas du mur de la ville ; car Bagheera et Kaa, sachant bien le danger que présentait le Peuple Singe en masse, ne voulaient pas courir de risques inutiles. Les singes ne luttent jamais à moins d’être cent contre un, et peu de monde, dans la jungle, tient à jouer semblable partie.
— Je vais aller au mur de l’ouest, murmura Kaa, et fondre sur eux brusquement à la faveur du sol en pente. Ils ne se jetteront pas sur mon dos, à moi, malgré leur nombre, mais…
— Je le sais, dit Bagheera Que Baloo n’est-il ici ! Mais il faut faire ce qu’on peut. Quand ce nuage va couvrir la lune, j’irai vers la terrasse : ils tiennent là une sorte de conseil au sujet de l’enfant.
— Bonne chasse, dit Kaa d’un air farouche.
Et il glissa vers le mur de l’ouest. C’était le moins en ruines, et le gros serpent perdit quelque temps à trouver un chemin pour atteindre le haut des pierres. Le nuage cachait la lune, et comme Mowgli se demandait ce qui allait arriver, il entendit le pas léger de Bagheera sur la terrasse. La panthère noire avait gravi le talus presque sans bruit, et, sachant qu’il ne fallait pas perdre son temps à mordre, frappait autour d’elle de droite et de gauche parmi les singes assis autour de Mowgli en cercles de cinquante et soixante rangs d’épaisseur. Il y eut un hurlement d’effroi et de rage, et, comme Bagheera trébuchait sur les corps qui roulaient en se débattant sous elle, un singe cria :
— Il n’y en a qu’un ici ! Tuez ! tue !
Une mêlée confuse de singes, mordant, griffant, déchirant, arrachant, se referma sur Bagheera, pendant que cinq ou six d’entre eux, s’emparant de Mowgli, le remorquaient jusqu’en haut du pavillon et le poussaient par le trou du dôme brisé. Un enfant élevé par les hommes se serait affreusement meurtri, car la chute mesurait quinze bons pieds, mais Mowgli tomba comme Baloo lui avait appris à tomber, et toucha le sol les pieds les premiers.
— Reste ici, crièrent les singes, jusqu’à ce que nous ayons tué tes amis, et plus tard nous reviendrons jouer avec toi… si le Peuple Venimeux te laisse en vie.
— Nous sommes du même sang, vous et moi, — dit vivement Mowgli en lançant l’appel des serpents. Il put entendre un frémissement et des sifflements dans les décombres tout autour de lui, et il lança l’appel une seconde fois pour être sûr.
— Bien, ssso… ! À bas les capuchons, vous tous ! — dirent une demi-douzaine de voix basses (toute ruine dans l’Inde devient tôt ou tard un repaire de serpents, et le vieux pavillon grouillait de cobras). — Reste tranquille, petit frère, car tes pieds pourraient nous faire mal.
Mowgli se tint immobile autant qu’il lui fut possible, épiant à travers le réseau de marbre, et prêtant l’oreille au furieux tapage où luttait la panthère noire : hurlements, glapissements, bousculades, que dominait le râle rauque et profond de Bagheera, tandis qu’elle rompait, fonçait, plongeait et virait sous les tas compacts de ses ennemis. Pour la première fois, depuis sa naissance, Bagheera luttait pour défendre sa vie.
— Baloo doit être près ; Bagheera ne serait pas venue seule, pensait Mowgli.
Et il cria à haute voix : — Au réservoir ! Bagheera. Gagne les citernes. Gagne-les et plonge ! Vers l’eau !
Bagheera entendit, et le cri qui lui apprenait le salut de Mowgli lui rendit un nouveau courage. Elle s’ouvrit un chemin, avec des efforts désespérés, pouce par pouce, droit dans la direction des réservoirs, avançant péniblement en silence. Alors, du mur en ruines le plus voisin de la jungle, s’éleva, comme un roulement, le cri de guerre de Baloo. Le vieil ours avait fait de son mieux, mais il n’avait pu arriver plus tôt.
— Bagheera, cria-t-il, me voici. Je grimpe ! Je me hâte ! Ahuwora ! Les pierres glissent sous mes pieds ! Attendez, j’arrive, ô très infâmes Bandar-Log !
Il n’apparut, haletant au haut de la terrasse, que pour disparaître jusqu’à la tête sous une vague de singes ; mais il se cala carrément sur ses hanches, et, ouvrant ses pattes de devant, il en étreignit autant qu’il en pouvait tenir et se mit à cogner d’un mouvement régulier : bat… bat… bat, qu’on eût pris pour le rythme cadencé d’une roue à aubes. Un bruit de chute et d’eau rejaillissante avertit Mowgli que Bagheera s’était fait un chemin jusqu’au réservoir où les singes ne pouvaient suivre. La panthère resta là, suffoquant, la tête juste hors de l’eau, tandis que les singes, échelonnés sur les marches rouges, par trois rangs de profondeur dansaient de rage de haut en bas, prêts à l’attaquer de tous les côtés à la fois, si elle faisait mine de sortir pour venir au secours de Baloo. Ce fut alors que Bagheera souleva son menton tout dégouttant d’eau, et, de désespoir, lança l’appel des serpents pour demander protection :
— Nous sommes du même sang, vous et moi.
Kaa, croyait-elle, avait tourné queue à la dernière minute. Et Baloo, à demi suffoqué sous les singes au bord de la terrasse, ne put retenir un ricanement en entendant la panthère noire appeler à l’aide.
Kaa venait à peine de se frayer une route par-dessus le mur de l’ouest, prenant terre d’un effort qui délogea une des pierres du faîte pour l’envoyer rouler dans le fossé. Il n’avait pas l’intention de perdre aucun des avantages du terrain ; aussi se roula-t-il et déroula-t-il une ou deux fois, pour être sûr que chaque pied de son long corps était en condition. Pendant ce temps, la lutte avec Baloo continuait, les singes glapissaient dans le réservoir autour de Bagheera, et Mang, la chauve-souris, volant de-ci de-là, portait la nouvelle de la grande bataille à travers la jungle, si bien que Hathi, l’éléphant sauvage lui-même, se mit à barrisser et que, très loin, des bandes de singes dispersées, que le bruit réveillait, accoururent, en bondissant à travers les routes des arbres, à l’aide de leurs camarades des Grottes Froides, et que le fracas de la lutte effaroucha tous les oiseaux du jour à des milles à la ronde.
Alors vint Kaa, tout droit, rapidement, avec la hâte de tuer. La puissance de combat d’un python réside dans le choc de sa tête appuyée de toute la force et de tout le poids de son corps. Si vous pouvez imaginer une lance, ou un bélier, ou un marteau lourd d’à peu près une demi-tonne, conduit et habité par une volonté froide et calme, vous pouvez grossièrement vous figurer à quoi ressemblait Kaa dans le combat. Un python de quatre ou cinq pieds peut renverser un homme s’il le frappe en pleine poitrine ; or, Kaa, vous le savez, avait trente pieds de long. Son premier coup fut donné au cœur même de la masse des singes qui s’acharnaient sur Baloo, envoyé à son but bouche close et sans bruit. Il n’y en eut pas besoin d’un second. Les singes se dispersèrent aux cris de :
— Kaa ! C’est Kaa ! Fuyez ! Fuyez ! …
Depuis des générations les singes avaient été tenus en respect par l’épouvante où les plongeaient les histoires de leurs aînés à propos de Kaa, le voleur nocturne, qui glisse le long des branches aussi doucement que s’étend la mousse, et enlève aisément le singe le plus vigoureux ; du vieux Kaa, qui peut se rendre tellement pareil à une branche morte ou à une souche pourrie que les plus avisés s’y laissent prendre, jusqu’à ce que la branche les saisisse. Kaa était tout ce que craignaient les singes dans la jungle, car aucun d’eux ne savait où s’arrêtait son pouvoir, aucun d’eux ne pouvait le regarder en face, et aucun d’eux n’était jamais sorti vivant de son étreinte.
Aussi fuyaient-ils, en bégayant de terreur, sur les murs et les toits des maisons, tandis que Baloo poussait un profond soupir de soulagement. Quoique sa fourrure fût beaucoup plus épaisse que celle de Bagheera, il avait cruellement souffert de la lutte. Alors, Kaa ouvrit la bouche pour la première fois : un long mot siffla, et les singes qui, au loin, se pressaient de venir à la défense des Grottes Froides, s’arrêtèrent où ils étaient, cloués par l’épouvante, tandis que les branches qu’ils chargeaient pliaient et craquaient sous leur poids. Les singes, sur les murs et les maisons vides, turent subitement leurs cris, et, dans le silence qui tomba sur la cité, Mowgli entendit Bagheera secouer ses flancs humides en sortant du réservoir. Puis, la clameur recommença. Les singes bondirent plus haut sur les murs ; ils se cramponnèrent aux cous des grandes idoles de pierre, et poussèrent des cris perçants en sautillant le long des créneaux, tandis que Mowgli, qui dansait de joie dans le pavillon, collait son œil aux jours du marbre et huait à la façon des hiboux, entre ses dents de devant, pour se moquer et montrer son mépris,
— Remonte le petit d’homme par la trappe ; je ne peux pas faire davantage, haleta Bagheera. Prenons le petit d’homme, et fuyons. Ils pourraient nous attaquer de nouveau.
— Ils ne bougeront plus, jusqu’à ce que je le leur ordonne. Restez. Sssso !
Kaa siffla, et le silence se répandit une fois de plus sur la cité.
— Je ne pouvais pas venir plus tôt, camarade… mais… j’ai cru en vérité t’entendre appeler…
Cela s’adressait à Bagheera.
— Je… je peux avoir crié dans la lutte, répondit Bagheera. Baloo, es-tu blessé ?
— Je ne suis pas sûr qu’ils ne m’aient pas taillé en cent petits oursons, — dit Baloo en secouant gravement ses pattes l’une après l’autre. — Wow ! Je suis moulu. Kaa, nous te devons, je pense, la vie… Bagheera et moi.
— Peu importe. Où est l’hommeau ?
— Ici, dans une trappe ; je ne peux pas grimper, cria Mowgli.
La courbe du dôme écroulé s’arrondissait sur sa tête.
— Emmenez-le ! Il danse comme Mor, le paon. Il va écraser nos petits, dirent les cobras de l’intérieur.
— Ah ! ah ! — dit Kaa avec un petit rire ; — il a des amis partout, cet hommeau ! Recule-toi, petit ; et cachez-vous, Peuple du Poison. Je vais briser le mur.
Kaa examina la maçonnerie avec soin, jusqu’à ce qu’il découvrît, dans le réseau du marbre, une lézarde plus pâle dénotant un point faible. Il donna deux ou trois légers coups de tête pour se rendre compte de la distance ; puis, élevant six pieds de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses forces, le nez en avant, une demi-douzaine de coups de bélier. Le travail à jour céda, s’émietta en un nuage de poussière et de gravats, et Mowgli se jeta d’un bond par l’ouverture entre Baloo et Bagheera… un bras passé autour de chaque gros cou.
— Es-tu blessé ? — demanda Baloo, en le serrant doucement.
— Je suis meurtri, j’ai faim, et je ne suis pas moulu à moitié. Mais… oh !… ils vous ont cruellement malmenés, mes frères. Vous saignez.
— Il y en a d’autres, — dit Bagheera en se léchant les lèvres, et en regardant les singes morts sur la terrasse et autour du réservoir.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, si tu es sauf, ô mon orgueil entre toutes les petites grenouilles ! pleura Baloo.
— Nous jugerons de cela plus tard, — dit Bagheera d’un ton sec qui ne plut pas du tout à Mowgli. — Mais voici Kaa, auquel nous devons l’issue de la bataille, et toi, la vie. Remercie-le suivant nos coutumes, Mowgli.
Mowgli se tourna, et vit la tête du grand Python qui oscillait à un pied au-dessus de la sienne.
— Ainsi, c’est là cet hommeau, dit Kaa. Sa peau est très douce, et il ne diffère pas beaucoup des Bandar-Log. Aie soin, petit, que je ne te prenne jamais pour un singe par quelque crépuscule où j’aie nouvellement changé d’habit.
— Nous sommes du même sang, toi et moi, répondit Mowgli. Je te dois la vie, cette nuit. Ma proie sera ta proie, si jamais tu as faim, ô Kaa !
— Tous mes remerciements, petit frère, dit Kaa, dont l’œil narquois brillait. Et que peut tuer un si hardi chasseur ? Je demande à suivre la prochaine fois qu’il se mettra en campagne.
— Je ne tue rien…, je suis trop petit…, mais je rabats les chèvres au-devant de ceux qui savent s’en servir. Quand tu te sentiras vide, viens à moi, et tu verras si je dis la vérité. J’ai quelque habileté grâce à ceci — il montra ses mains — et si jamais tu tombes dans un piège, je peux payer la dette que je te dois, ainsi que celle que je dois à Bagheera et à Baloo ici présents. Bonne chasse à vous tous, mes maîtres.
— Bien dit ! grommela Baloo..
Car Mowgli avait joliment tourné ses remerciements.
Le Python laissa tomber légèrement sa tête, pour une minute, sur l’épaule de Mowgli.
— Cœur brave, et langue courtoise, dit-il, ils te conduiront loin dans la jungle, petit… Mais maintenant, va-t’en vite avec tes amis. Va-t’en dormir, car la lune se couche, et il vaut mieux que tu ne voies pas ce qui va suivre.
La lune s’enfonçait derrière les collines, et les rangs de singes tremblants, pressés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, paraissaient comme des franges grelottantes et déchiquetées. Baloo descendit au réservoir pour y boire, et Bagheera commença à mettre de l’ordre dans sa fourrure, tandis que Kaa rampait vers le centre de la terrasse et fermait ses mâchoires d’un claquement sonore qui attirait sur lui les yeux de tous les singes.
— La lune se couche, dit-il. Y a-t-il encore assez de lumière pour voir ?
Des murs vint un gémissement comme celui du vent à la pointe des arbres :
— Nous voyons, ô Kaa !
— Bien. Et maintenant, voici la danse… la danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !
Il se roula deux ou trois fois en un grand cercle, en agitant sa tête de droite et de gauche d’un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se reposer, sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante ondulation du corps, mais on pouvait entendre le bruissement des écailles.
Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grognements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait tout étonné.
— Bandar-Log — dit enfin la voix de Kaa, — pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !
— Sans ton ordre nous ne pouvons bouger ni pieds ni mains, ô Kaa !
— Bien ! Approchez d’un pas plus près de moi.
Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.
— Plus près ! siffla Kaa.
Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.
Mowgli posa ses mains sur Baloo et sur Bagheera pour les entraîner au loin, et les deux grosses bêtes tressaillirent comme si on les eût réveillées au milieu d’un rêve.
— Laisse ta main sur mon épaule, murmura Bagheera. Laisse-la, ou je vais être obligée de retourner… de retourner vers Kaa. Aah ! --
Mais ce n’est que le vieux Kaa en train de faire des ronds dans la poussière, dit Mowgli, allons-nous-en.
Et tous trois se glissèrent à travers une brèche des murs pour gagner la jungle.
— Whoof ! — dit Baloo, quand il se retrouva dans la calme atmosphère des arbres. — Jamais plus je ne ferai un allié de Kaa.
Et il se secoua du haut en bas.
— Il en sait plus que nous, — dit Bagheera, en frissonnant — Un peu plus, si j’étais restée, je marchais dans sa gueule.
— Plus d’un prendra cette route avant que la lune se lève de nouveau, dit Baloo. Il fera bonne chasse… à sa manière.
— Mais qu’est-ce que tout cela signifiait ? — dit Mowgli, qui ne savait rien de la puissance de fascination du python. — Je n’ai rien vu de plus qu’un gros serpent en train de faire des ronds ridicules, jusqu’à ce qu’il fît noir. Et son nez était tout abîmé. Oh ! Oh !
— Mowgli, — dit Bagheera avec irritation, — son nez était abîmé à cause de toi, comme c’est à cause de toi que sont déchirés mes oreilles et mes flancs et mes pattes, ainsi que le mufle et les épaules de Baloo. Ni Baloo ni Bagheera ne seront en humeur de chasser avec plaisir pendant de longs jours.
— Ce n’est rien, dit Baloo, nous sommes rentrés en possession du petit d’homme.
— C’est vrai, mais il nous coûte cher ; il nous a coûté du temps qu’on aurait pu passer en chasses utiles, des blessures, du poil (je suis à moitié pelée tout le long du dos) et enfin de l’honneur. Je dis de l’honneur, car rappelle-toi, Mowgli, que moi, la panthère noire, j’ai été forcée d’appeler Kaa à l’aide, et que tu nous as vus, Baloo et moi, demeurer stupides comme de petits oiseaux devant la Danse de la Faim. Tout ceci, petit d’homme, vient de tes jeux avec les Bandar-Log.
— C’est vrai, c’est vrai, dit Mowgli avec chagrin. Je suis un vilain petit d’homme, et je me sens le cœur bien triste.
— Hum ! Que dit la Loi de la Jungle, Baloo ?
Baloo ne voulait pas accabler Mowgli, mais il ne pouvait prendre de tempéraments avec la loi ; aussi mâchonna-t-il :
— Chagrin n’est pas punition. Mais souviens-t’en, Bagheera… il est tout petit !
— Je m’en souviendrai ; mais il a mal fait, et les coups méritent maintenant des coups. Mowgli, as-tu quelque chose à dire ?
— Rien. J’ai eu tort. Baloo et toi, vous êtes blessés. C’est juste.
Bagheera lui donna une demi-douzaine de tapes, amicales pour une panthère (elles auraient à peine réveillé un de ses propres petits), mais qui furent pour un enfant de sept ans une correction aussi sévère qu’on pourrait souhaiter d’en éviter. Quand ce fut fini, Mowgli éternua, et tâcha de se reprendre, sans un mot.
— Maintenant, dit Bagheera, saute sur mon dos, petit frère, et retournons à la maison.
Une des beautés de la Loi de la Jungle, c’est que la punition règle tous les comptes. C’en est fini après de toutes tracasseries.
Mowgli laissa tomber sa tête sur le dos de Bagheera, et s’endormit si profondément qu’il ne s’éveilla même pas lorsqu’on le déposa dans la caverne de ses frères.
CHANSON DE ROUTE
DES BANDAR-LOG
Voyez-nous passer festonnant la brume
À mi-chemin de la jalouse lune !
N’enviez-vous pas nos libres tribus ?
Que penseriez-vous de deux mains de plus ?
N’aimeriez-vous pas cette queue au tour
Plus harmonieux que l’arc de l’Amour ? …
Vous vous fâchez ? …Ça n’est pas important,
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Sur la branche haute en rangs nous rêvons
À de beaux secrets que seuls nous savons,
Songeant aux exploits que le monde espère,
Et qu’à l’instant notre génie opère,
Quelque chose de noble et sage fait
De par la vertu d’un simple souhait…
Quoi ? … Je ne sais plus… Était-ce important ?
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Tous les différents langages ou cris
D’oiseau, de reptile ou de fauve appris,
Plume, écaille, poil, chants de plaine ou bois.
Jacassons-les vite et tous à la fois !
Excellent ! Parfait ! Voilà que nous sommes
Maintenant pareils tout à fait aux hommes !
Jouons à l’homme… est-ce bien important ?
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Le peuple-singe est étonnant.
Venez ! Notre essaim, bondissant dans les grands bois, monte et descend
En fusée aux sommets légers où mûrit le raisin sauvage,
Par le bois mort que nous cassons et le beau bruit que nous faisons,
Oh, soyez sûrs que nous allons consommer un sublime ouvrage !
« AU TIGRE, AU TIGRE ! »
Reviens-tu content, chasseur fier ?
Frère, à l’affût j’eus froid hier.
C’est ton gibier que j’aperçois ?
Frère, il broute encore sous bois.
Où donc ta force et ton orgueil ?
Frère, ils ont fui mon cœur en deuil.
Si vite pourquoi donc courir ?
Frère, à mon trou je vais mourir.
Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s’y arrêter : la jungle était trop proche, et il savait qu’il s’était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d’une seule traite, environ vingt milles, et parvint à une contrée qu’il ne connaissait pas. La vallée s’ouvrait sur une grande plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se trouvait un petit village, et à l’autre l’épaisse jungle s’abaissait rapidement vers les pâturages et s’y arrêtait net, comme si on l’eût coupée d’un coup de bêche. Partout dans la plaine les bœufs et les buffles paissaient, et, quand les petits garçons qui sont chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et se sauvèrent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d’un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait très faim, et en arrivant à la barrière du village, il vit le gros buisson épineux, que l’on tirait devant, chaque jour au crépuscule, poussé sur l’un des côtés.
— Hum ! — dit-il, car il avait rencontré plus d’une de ces barricades dans ses expéditions nocturnes en quête de choses à manger.
— Ainsi, les hommes craignent le peuple de la jungle même ici !
Il s’assit près de la barrière, et au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche, et en désigna du doigt le fond, pour indiquer qu’il avait besoin de nourriture. L’homme écarquilla les yeux, et remonta en courant l’unique rue du village, appelant le prêtre, qui était un gros homme vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière, et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, parlant, criant et se montrant Mowgli du doigt.
— Ils n’ont point de façons, ces gens qu’on appelle des hommes ! se dit Mowgli. Il n’y a que le singe gris capable de se conduire comme ils le font.
Et il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.
— Qu’y a-t-il là d’effrayant ? dit le prêtre. Regardez les marques de ses bras et de ses jambes. Ce sont les morsures des loups. Ce n’est qu’un enfant-loup échappé de la jungle.
Naturellement, en jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu’ils ne voulaient, et il avait les jambes et les bras couverts de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.
— Arré ! Arré ! — crièrent en même temps deux ou trois femmes. — Mordu par les loups, pauvre enfant ! C’est un beau garçon. Il a les yeux comme du feu. Parole d’honneur, Messua, il ressemble à ton garçon qui fut enlevé par le tigre.
— Laissez-moi voir ! dit une femme qui portait de lourds anneaux de cuivre aux poignets et aux chevilles.
Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.
— C’est vrai. Il est plus maigre, mais il a tout à fait le regard de mon garçon.
Le prêtre était un habile homme, et il savait que Messua était la femme du plus riche habitant de l’endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute, et dit solennellement :
— Ce que la jungle a pris, la jungle l’a rendu. Emmène ce garçon chez toi, ma sœur, et n’oublie pas d’honorer le prêtre qui voit si loin dans la vie des hommes.
— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en lui-même, du diable si, avec toutes ces paroles, on ne se croirait pas à un autre examen du clan ! Allons, puisque je suis un homme, il faut me conduire en homme.
La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir dans sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large coffre à grains en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l’image d’un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu’il s’en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.
Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui posa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux… Elle pensait que peut-être c’était là son fils, son fils revenu de la jungle où le tigre l’avait emporté. Aussi lui dit-elle :
— Nathoo, Nathoo !…
Mowgli ne parut pas connaître ce nom.
— Ne te rappelles-tu pas le jour où je t’ai donné des souliers neufs ?
Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.
— Non, fit-elle avec tristesse : ces pieds-là n’ont jamais porté de souliers ; mais tu ressembles tout à fait à mon Nathoo, et tu seras mon fils.
Mowgli éprouvait un malaise, parce qu’il n’avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s’aperçut qu’il pourrait l’arracher toutes les fois qu’il voudrait s’en aller ; et, d’ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.
— Puis, il se dit : À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l’homme ? À l’heure qu’il est, je suis aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la jungle. Il faut que je parle leur langage.
Ce n’était pas seulement par jeu qu’il avait appris, pendant qu’il vivait avec les loups, à imiter l’appel du chevreuil dans la jungle, et le grognement du petit sanglier. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l’imitait presque parfaitement, et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.
Une difficulté se présenta à l’heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui rassemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte et lorsqu’on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.
— Laisse-le faire, dit le mari de Messua. Rappelle-toi qu’il n’a peut-être jamais dormi dans un lit. S’il nous a été réellement envoyé pour remplacer notre fils, il ne s’enfuira pas.
Mowgli alla s’étendre sur l’herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n’avait pas fermé les yeux qu’un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.
— Pouah ! grommela Frère Gris (c’était l’aîné des petits de mère Louve). Voilà une pauvre récompense pour t’avoir suivi pendant vingt milles ! Tu sens la fumée de bois et l’étable, tout à fait comme un homme, déjà… Réveille-toi, petit frère ; j’apporte des nouvelles.
— Tout le monde va bien dans la jungle ? dit Mowgli, en le serrant dans ses bras.
— Tout le monde, sauf les loups qui ont été brûlés par la Fleur Rouge. Maintenant, écoute. Shere Khan est parti chasser au loin jusqu’à ce que son habit repousse, car il est affreusement roussi. Il jure qu’à son retour il couchera tes os dans la Waingunga.
— Nous sommes deux à jurer : moi aussi, j’ai fait une petite promesse. Mais les nouvelles sont toujours bonnes à savoir. Je suis fatigué, ce soir, très fatigué de toutes ces nouveautés, Frère Gris… mais tiens-moi toujours au courant.
— Tu n’oublieras pas que tu es un loup ? Les hommes ne te le feront pas oublier ? dit Frère Gris d’une voix inquiète.
— Jamais. Je me rappellerai toujours que je t’aime, toi et tous ceux de notre caverne ; mais je me rappellerai toujours aussi que j’ai été chassé du clan.
— Et que tu peux être chassé d’un autre clan !… Les hommes ne sont que des hommes, petit frère, et leur bavardage est comme le bavardage des grenouilles dans la mare. Quand je reviendrai ici, je t’attendrai dans les bambous, au bord du pacage…
Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il était occupé à apprendre les us et coutumes des hommes. D’abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l’ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c’était que l’argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l’utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car dans la jungle la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais quand ils se moquaient de lui parce qu’il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu’il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu’il est indigne d’un chasseur de tuer des petits tout nus pour s’empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu’il était fort comme un taureau.
Il n’avait certainement aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s’il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l’image, l’apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu’il aurait plaisir à se battre avec lui. Ce fut un scandale horrible, mais le prêtre l’étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.
Mowgli n’avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu’établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l’âne du potier glissait dans l’argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue ; et il aidait à empiler les pots lorsqu’ils partaient pour le marché de Kanhiwara. Cela était on ne peut plus choquant : car le potier est un homme de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l’âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l’enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village dit à Mowgli qu’il aurait à sortir avec les buffles le jour suivant, et à les garder pendant qu’ils seraient en train de paître.
Rien ne pouvait faire plus de plaisir à Mowgli ; et, le soir même, puisqu’il était chargé d’un service public, il se dirigea vers un cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie à l’ombre d’un grand figuier. C’était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l’endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s’assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plateforme un trou où vivait un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait, tous les soirs, parce qu’il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l’arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas jusque très avant dans la nuit. Ils racontaient d’étonnantes histoires de dieux, d’hommes et de fantômes ; et Buldeo en racontait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la jungle, jusqu’à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux, car, pour ces villageois, la jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes, et de temps en temps le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.
Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu’on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d’une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sursautaient.
Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre-fantôme, un corps habité par l’âme d’un vieux coquin d’usurier mort quelques années auparavant.
— Et je sais que cela est vrai, dit-il, parce que Purun Dass boitait toujours du coup qu’il avait reçu dans une émeute, quand ses livres de comptes furent brûlés, et le tigre dont je parle boite aussi, car les traces de ses pattes sont inégales.
— C’est vrai, c’est vrai, ce doit être la vérité l’approuvèrent ensemble les barbes grises.
— Toutes vos histoires ne sont-elles que pareilles billevesées, pareils contes de la lune ? dit Mowgli. Ce tigre boite parce qu’il est né boiteux, comme tout le monde le sait. Et parler de l’âme d’un usurier dans une bête qui n’a jamais eu le courage d’un chacal, c’est parler comme un enfant.
La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.
— Oh, oh ! C’est le marmot de la jungle, n’est-ce pas ? dit enfin Buldeo. Puisque tu es si malin, tu ferais mieux d’apporter sa peau à Khaniwara, car le gouvernement a mis sa tête à prix pour cent roupies… Mais tu ferais encore mieux de te taire quand tes aînés parlent ! Mowgli se leva pour s’en aller.
— Toute la soirée, je suis resté là à écouter, jeta-t-il par dessus son épaule, et, sauf une ou deux fois, Buldeo n’a pas dit un mot de vrai sur la jungle, qui est à sa porte… Comment croire, alors, aux histoires de fantômes, de dieux et de lutins qu’il prétend avoir vus ?
— Il est grand temps que ce garçon aille garder les troupeaux ! — dit le chef du village, tandis que Buldeo soufflait et renâclait de colère, à l’impertinence de Mowgli.
Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui piétineraient à mort un homme blanc, se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n’ose charger le bétail en nombre ; mais s’ils s’écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d’être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux féroces, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui raccompagnaient, fit voir très clairement qu’il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu’il allait en avant avec les buffles, et de prendre bien garde à ne pas s’éloigner du troupeau.
Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu’à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s’en alla en trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.
— Ah ! dit Frère Gris, je suis venu attendre ici bien des jours de suite. Que signifie ce travail de garder les bestiaux ?
— Un ordre que j’ai reçu, dit Mowgli ; je suis pour un temps berger de village. Quelles nouvelles de Shere Khan ?
— Il est revenu dans le pays et t’a guetté longtemps par ici. Maintenant il est reparti, car le gibier est rare. Mais il veut te tuer.
— Très bien, fit Mowgli. Aussi longtemps qu’il sera loin, viens t’asseoir sur ce rocher, toi ou l’un de tes frères, de façon que je puisse vous voir en sortant du village. Quand il reviendra, attends-moi dans le ravin proche de l’arbre dkâk, au milieu de la plaine. Il n’est pas nécessaire de courir dans la gueule de Shere Khan.
Puis Mowgli choisit une place à l’ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l’Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l’un après l’autre dans les mares bourbeuses, s’enfoncent dans la boue jusqu’à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l’atmosphère, et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s’ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en balayant l’air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait tomber et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu’avant même qu’ils fussent morts il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part. Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment ; ils tressent de petits paniers d’herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire battre ; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche, ou le serpent à la poursuite d’une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu’à la plupart des hommes la vie entière ; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d’hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées, ou des dieux qu’il faut adorer. Puis, le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s’arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l’un après l’autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas, au village.
Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages, et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n’était pas de retour — et, chaque jour, il se couchait sur l’herbe, écoutant les rumeurs qui s’élevaient autour de lui, et rêvant aux anciens jours dans la jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les jungles, au bord de la Waingunga, que Mowgli l’eût entendu par ces longues matinées silencieuses.
Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l’arbre dhâk, lequel était tout couvert de fleurs d’un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.
— Il s’est caché pendant un mois pour te mettre hors de tes gardes. Il a traversé les champs, la nuit dernière, avec Tabaqui, et suivi ta voie chaude, fit le Loup haletant.
Mowgli fronça les sourcils :
— Je n’ai pas peur de Shere Khan, mais Tabaqui sait plus d’un tour !
— N’aie pas peur, — dit Frère Gris, en se passant légèrement la langue sur les lèvres : — j’ai rencontré Tabaqui au lever du soleil ; il enseigne maintenant sa science aux vautours… Mais il m’a tout raconté, à moi, avant que je lui casse les reins. Le plan de Shere Khan est de t’attendre à la barrière du village, ce soir…, de t’attendre, toi, et personne d’autre. En ce moment, il dort dans le grand ravin desséché de la Waingunga.
— A-t-il mangé aujourd’hui, ou chasse-t-il à vide ? fit Mowgli.
Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.
— Il a tué à l’aube… un sanglier…, et il a bu aussi… Souviens-toi que Shere Khan ne peut jamais rester à jeun, même lorsqu’il s’agit de sa vengeance.
— Oh ! le fou, le fou ! Quel triple enfant cela fait !… Mangé et bu ! Et il se figure que je vais attendre qu’il ait dormi !… À présent, où est-il couché, là-haut ? Si nous étions seulement dix d’entre nous, nous pourrions en venir à bout tandis qu’il est couché. Mais ces buffles ne chargeront pas sans l’avoir éventé, et je ne sais pas leur langage. Pouvons- nous le tourner et trouver sa piste en arrière, de façon qu’il puissent la sentir ?
— Il a descendu la Waingunga à la nage, de très loin en amont, pour couper la voie, dit Frère Gris.
— C’est Tabaqui, j’en suis sûr, qui lui aura donné l’idée ! Il n’aurait jamais inventé cela tout seul.
Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :
— Le grand ravin de la Waingunga…, il débouche sur la plaine à moins d’un demi-mille d’ici. Je peux tourner à travers la jungle, mener le troupeau jusqu’à l’entrée du ravin, et alors, en redescendant, balayer tout… mais il s’échappera par l’autre bout. Il nous faut boucher cette issue. Frère Gris, peux-tu me rendre le service de couper le troupeau en deux ?
— Pas tout seul — peut-être… mais j’ai amené du renfort, quelqu’un de malin.
Frère Gris s’éloigna au trot, et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l’air chaud se remplit du cri le plus désolé de toute la jungle,… le hurlement de chasse d’un loup en plein midi.
— Akela ! Akela ! dit Mowgli, en battant des mains. J’aurais dû savoir que tu ne m’oublierais pas… Nous avons de la besogne sur les bras ! Coupe le troupeau en deux, Akela. Retiens les vaches et les veaux d’une part, et les taureaux de l’autre avec les buffles de labour.
Les deux loups traversèrent en courant, de ci de là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s’ébroua, leva la tête, et se sépara en deux masses.
D’un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l’un des loups s’était arrêté un moment, à le charger et à l’écraser sous leurs sabots. De l’autre, les taureaux adultes et les jeunes s’ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu’ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n’avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n’auraient pu partager le troupeau si nettement.
— Quels ordres ? haleta Akela. Ils essaient de se rejoindre.
Mowgli se hissa sur le dos de Rama :
— Chasse les taureaux sur la gauche, Akela. Frère Gris, quand nous serons partis, tiens bon ensemble les vaches, et fais-les remonter par le débouché du ravin.
— Jusqu’où ? dit Frère Gris, haletant et mordant de droite et de gauche.
— Jusqu’à ce que les côtés s’élèvent assez pour que Shere Khan ne puisse les franchir ! cria Mowgli. Garde-les là jusqu’à ce que nous redescendions.
Les taureaux décampèrent aux aboiements d’Akela, et Frère Gris s’arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu’au débouché du ravin, tandis qu’Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.
— Bien fait ! Un autre temps de galop comme celui-là, et ils sont joliment lancés… Tout beau, maintenant, tout beau, Akela ! Un coup de dent de trop, et les taureaux chargent… Hujah ! C’est de l’ouvrage plus sûr que de courre un chevreuil noir. Tu n’aurais pas cru que ces lourdauds pouvaient aller si vite ? cria Mowgli.
— J’ai… j’en ai chassé aussi dans mon temps, — souffla Akela dans le nuage de poussière. — Faut-il les rabattre dans la jungle ?
— Oui ! Rabats-les bien vite ! Rama est fou de rage. Oh ! si je pouvais seulement lui faire comprendre ce que je veux de lui aujourd’hui.
Les taureaux furent rabattus sur la droite, cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu’ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, en criant que les buffles étaient devenus fous, et s’étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux, et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu’après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant il calmait de la voix ses buffles, et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l’arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l’éveil à Shere Khan. À la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l’entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu’à la plaine qui s’étendait en bas ; mais ce que Mowgli regardait, c’étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu’ils montaient presque à pic, et que les vignes et les lianes en tapissant les parois ne donneraient pas prise à un tigre qui voudrait échapper par là.
— Laisse-les souffler, Akela, dit-il en levant la main. Ils ne l’ont pas encore éventé. Laisse-les souffler. Il est temps de s’annoncer à Shere-Khan. Nous tenons la bête au piège.
Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c’était presque la même chose que de héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.
Au bout d’un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s’éveille.
— Qui appelle ? dit Shere Khan.
Et un magnifique paon s’éleva du ravin, battant des ailes et criant.
— C’est moi, Mowgli… Voleur de bétail, il est temps de venir au Rocher du Conseil ! En bas… pousse-les en bas, Akela !… En bas, Rama, en bas !
Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse, et ils se précipitèrent les uns après les autres absolument comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d’eux. Une fois partis, il n’y avait plus moyen de s’arrêter, et, avant qu’ils fussent en plein dans le lit du ravin, Rama éventa Shere Khan et mugit.
— Ah, ah ! dit Mowgli sur son dos. Tu sais maintenant !
Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d’yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d’inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu’ils balayaient en déchirant les ronces. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle aucun tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et se traîna lourdement vers le bas du ravin, cherchant de côté et d’autre un moyen de s’échapper ; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l’eau qu’il avait bue, prêt à tout plutôt qu’à combattre. Le troupeau plongea dans la mare qu’il venait de quitter, en faisant retentir l’étroit vallon de ses mugissements, Mowgli entendit des mugissements répondre à l’autre extrémité du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu’aux vaches avec leurs veaux) ; et alors Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux sur les talons, il pénétra dans le second troupeau avec grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.
— Vite, Akela ! Arrête-les ! Sépare-les, ou bien ils vont se battre ensemble… Emmène-les, Akela… Hai !…Rama ! Hai ! hai ! hai ! mes enfants… Tout doux, maintenant, tout doux ! C’est fini.
Akela et Frère Gris coururent de côté et d’autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d’abord volte-face pour charger de nouveau en remontant le ravin, Mowgli parvint à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n’y avait plus besoin de trépigner Shere-Kan. Il était mort et les vautours arrivaient déjà.
— Frères, il est mort comme un chien, — dit Mowgli, en cherchant de la main le couteau qu’il portait toujours dans une gaine suspendue à son cou maintenant qu’il vivait avec les hommes. — Mais il ne se serait jamais battu… Wallah ! sa peau fera bien sur le Rocher du Conseil. Il faut nous mettre à la besogne lestement.
Un enfant élevé parmi les hommes n’aurait jamais rêvé d’écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s’enlève. Toutefois, c’est un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient, la langue pendante, ou s’approchaient et l’aidaient à tirer quand il l’ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule ; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti tout en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n’avoir pas pris soin du troupeau. Les loups disparurent dès qu’ils virent l’homme venir.
— Quelle est cette folie ? dit Buldeo d’un ton de colère. Et tu te figures que tu peux écorcher un tigre !… Où les buffles l’ont-ils tué ?… C’est même le tigre boiteux, et il y a cent roupies pour sa tête… Bien, bien, nous fermerons les yeux sur la négligence avec laquelle tu as laisse le troupeau s’échapper ; et peut-être te donnerai-je une des roupies de la récompense quand j’aurai porté la peau à Kanhiwara.
Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere-Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.
— Hum ! dit Mowgli comme à lui-même, tout en rabattant la peau d’une des pattes. Ainsi, tu emporteras la peau à Kanhiwara pour avoir la récompense, et tu me donneras peut-être une roupie ? Eh bien, j’ai dans l’idée de garder la peau pour mon compte. Hé, vieil homme, à bas le feu !
— Quelle est cette façon de parler au chef des chasseurs du village ? Ta chance et la stupidité de tes buffles t’ont aidé à tuer ce gibier. Le tigre venait de manger : sans cela, il serait maintenant à vingt milles d’ici. Tu ne peux même pas l’écorcher proprement, petit mendiant, et il faut que ce soit moi, Buldeo, qui me laisse dire : « ne brûle pas ses moustaches ! » Mowgli, je ne te donnerai pas un anna de la récompense, mais une bonne correction, et voilà tout. Laisse cette carcasse !
— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en attaquant l’épaule, dois-je rester tout l’après-midi à bavarder avec ce vieux singe ? Ici, Akela ! cet homme-là m’assomme !
Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l’herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher comme s’il n’y eût eu que lui dans toute l’Inde.
— Ou-ui, dit-il entre ses dents. Tu as raison, après tout, Buldeo : tu ne me donneras jamais un anna de la récompense !… Il y a une vieille querelle entre ce tigre boiteux et moi… une très vieille querelle… et j’ai gagné !
Pour rendre justice à Buldeo, s’il avait eu dix ans de moins et qu’il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d’une bataille ; mais un loup qui obéissait aux ordres d’un enfant, d’un enfant qui lui-même avait des difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d’hommes, ce n’était pas un animal ordinaire. C’était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo ; et il se demandait si l’amulette qu’il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d’une ligne, s’attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.
— Maharajah ! Grand roi ! murmura-t-il enfin d’un ton embarrassé.
— Eh bien ? dit Mowgli, sans tourner la tête et en ricanant.
— Je suis un vieil homme. Je ne savais pas que tu fusses rien de plus qu’un petit berger. Puis-je me lever et partir, ou bien ton serviteur va-t-il me mettre en pièces ?
— Va, et la paix soit avec toi !…Seulement, une autre fois, ne te mêle pas de mon gibier… Lâche-le, Akela.
Buldeo s’en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu’il pouvait, regardant par-dessus son épaule, pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d’enchantement et de sorcellerie, qui décida le prêtre à prendre un air très grave.
Mowgli continua son travail, mais le jour tombait que les loups et lui n’avaient pas séparé complètement du corps la grande fourrure aux joyeuses couleurs.
— Maintenant, il nous faut cacher cela et rentrer les buffles. Aide-moi à les rassembler, Akela.
Le troupeau rallié s’ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l’attendre à la barrière.
— C’est parce que j’ai tué Shere Khan ! se dit-il. Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :
— Sorcier ! Fils de loup ! Démon de la jungle ! Va-t’en ! Va-t’en bien vite, ou le prêtre te rendra à ta forme de loup. Tire, Buldeo, tire !
Le vieux mousquet partit avec un grand bruit, et un jeune buffle poussa un mugissement de douleur.
— Encore de la sorcellerie ! crièrent les villageois. Il peut faire dévier les balles… Buldeo, c’était justement ton buffle.
— Qu’est ceci maintenant ? dit Mowgli affolé, tandis que les pierres s’abattaient dru autour de lui.
— Ils sont assez pareils à ceux du clan, tes frères d’ici ! dit Akela, en s’asseyant avec calme. Il me paraît que si les balles veulent dire quelque chose, on a envie de te chasser.
— Loup ! Petit de loup ! Va-t’en ! cria le prêtre, en agitant un brin de la plante sacrée appelée tulsi.
— Encore ? L’autre fois, c’était parce que j’étais un homme. Cette fois, c’est parce que je suis un loup. Allons-nous-en, Akela.
— Une femme — c’était Messua — courut vers le troupeau, et pleura :
— Oh ! mon fils, mon fils ! Ils disent que tu es un sorcier qui peut se changer en bête à volonté. Je ne le crois pas, mais va-t’en, ou ils vont te tuer. Buldeo dit que tu es un magicien, mais moi, je sais que tu as vengé la mort de Nathoo.
— Reviens, Messua ! cria la foule. Reviens ou l’on va te lapider !
Mowgli se mit à rire, d’un vilain petit rire sec : une pierre venait de l’atteindre à la bouche :
— Rentre vite, Messua. C’est une de ces fables ridicules qu’ils répètent sous le gros arbre, à la tombée de la nuit. Au moins, j’aurai payé la vie de ton fils. Adieu, et dépêche-toi, car je vais leur renvoyer le troupeau plus vite que n’arrivent leurs tessons. Je ne suis pas sorcier, Messua. Adieu !
— Maintenant, encore un effort, Akela ! cria-t-il. Fais rentrer le troupeau.
Les buffles n’avaient pas besoin d’être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d’Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.
— Faites votre compte, cria dédaigneusement Mowgli. J’en ai peut-être volé un. Comptez-les bien, car je ne serai plus jamais berger sur vos pâturages. Adieu, enfants des hommes, et remerciez Messua de ce que je ne vienne pas avec mes loups vous pourchasser dans votre rue !
Il fit demi-tour, et s’en fut en compagnie du Loup solitaire ; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.
— J’en ai assez de dormir dans des trappes, Akela. Prenons la peau de Shere Khan et allons-nous-en… Non, nous ne ferons pas de mal au village, car Messua fut bonne pour moi.
Quand la lune se leva, inondant la plaine d'une clarté de lait, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques plus fort que jamais ; et Messua pleura, et Buldeo broda l’histoire de son aventure dans la jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.
La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil ; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.
— On m’a chassé du clan des hommes, mère ! héla Mowgli, mais je reviens avec la peau de Shere Khan : j’ai tenu parole.
Mère Louve sortit d’un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s’allumèrent lorsqu’elle aperçut la peau.
— Je le lui ai dit, le jour où il fourra sa tête et ses épaules dans cette caverne, réclamant ta vie, petite grenouille…, je le lui ai dit, que le chasseur serait chassé. C’est bien fait.
— Bien fait, petit frère ! dit une voix profonde qui venait du fourré. Nous étions seuls, dans la jungle, sans toi.
Et Bagheera vint en courant jusqu’aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s’asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou ; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil : « Regardez, regardez bien, ô loups ! » exactement comme il l’avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.
Depuis qu’Akela avait été déposé, le clan était resté sans chef, menant chasse et bataille selon son bon plaisir. Mais tous, par habitude, répondirent à l’appel : et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d’autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d’autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.
— Regardez bien, ô loups ! Ai-je tenu parole ? dit Mowgli.
Et les loups aboyèrent : Oui. Et l’un d’eux, tout déchiré de blessures, hurla :
— Ô Akela ! conduis-nous de nouveau. Ô toi, petit d’homme ! conduis-nous aussi : nous en avons assez, de vivre sans lois, et nous voulons bien redevenir le Peuple Libre.
— Non, ronronna Bagheera, cela ne peut pas être. Quand vous serez repus, la folie peut vous reprendre. Ce n’est pas pour rien que vous êtes appelés le Peuple Libre. Vous avez lutté pour la liberté, elle vous appartient. Mangez-la, ô loups !
— Le clan des hommes et le clan des loups m’ont repoussé, dit Mowgli. Maintenant, je chasserai seul dans la jungle.
— Et nous chasserons avec toi ! dirent les quatre louveteaux.
Mowgli s’en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.
Mais c’est là une histoire pour les grandes personnes.
LA CHANSON DE MOWGLI
(Telle qu’il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu’il dansa sur la peau de Shere Khan.)
C’est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j’ai faites :
Shere Khan dit qu’il tuerait — qu’il tuerait ! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille !
Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.
Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris ! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.
Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les ça et là selon que je l’ordonne. Dors-tu encore, Shere Khan ? Debout, oh ! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi !
Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s’en est-il allé ?
Il n’est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler.
Il n’est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches.
Petits bambous qui craquez, dites où il a fui ?
Ow ! il est là. Ahao ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !
Chut ! il dort. Nous ne l’éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.
Alala ! Je n’ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J’ai honte devant tous ces gens.
Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.
Par le taureau qui m’a payé, j’avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.
Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.
Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m’aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.
Le clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.
À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.
Eaux de la Waingunga, le clan des Hommes m’a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?
Clan des Loups, vous m’avez chassé aussi. La Jungle m’est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?
De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?
Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l’ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?
Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L’eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?
Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j’ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups !
Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.
https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Livre_de_la_jungle_(trad._Fabulet_et_Humi%C3%A8res)/Texte_entier
Rudyard KIPLING
Le Livre de la Jungle
Traduction de LOUIS FABULET et ROBERT d’HUMIÈRES
Deuxième édition
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
LES FRÈRES DE MOWGLI
Chil Vautour conduit les pas de la nuit
Que Mang le Vampire délivre --
Dorment les troupeaux dans l’étable clos :
La terre à nous, l’ombre la livre !
C’est l’heure du soir, orgueil et pouvoir
À la serre, le croc et l’ongle.
Nous entendez-vous ? Bonne chasse à tous
Qui gardez la Loi de la Jungle !
Chanson de nuit dans la Jungle.
Il était sept heures d’une soirée très chaude, sur les collines de Seeonee, quand père Loup s’éveilla de son somme journalier, se gratta, bâilla et détendit ses pattes l’une après l’autre pour dissiper la sensation de paresse qu’il sentait encore à leurs extrémités. Mère Louve était étendue, son gros nez gris tombé parmi ses quatre petits qui se culbutaient et criaient, et la lune luisait par l’ouverture de la caverne où ils vivaient tous.
— Augrh ! dit Père Loup, il est temps de se remettre en chasse.
Et il allait s’élancer vers le fond de la vallée, quand une petite ombre à queue touffue barra l’ouverture et jappa :
— Bonne chance, ô chef des loups ! Bonne chance et fortes dents blanches aux nobles enfants. Puissent-ils n’oublier jamais en ce monde ceux qui ont faim !
C’était le chacal — Tabaqui le Lèche-Plat — et les loups de l’Inde méprisent Tabaqui parce qu’il rôde partout faisant du grabuge, colportant des histoires et mangeant des chiffons et des morceaux de cuir dans les tas d’ordures aux portes des villages. Mais ils ont peur de lui aussi, parce que Tabaqui, plus que tout autre dans la jungle, est sujet à devenir enragé, et alors il oublie qu’il ait jamais eu peur de quelqu’un, et il court à travers la forêt, mordant tout ce qu’il trouve sur sa route. Le tigre même se sauve et se cache lorsque le petit Tabaqui devient enragé, car la rage est la chose la plus honteuse qui puisse surprendre un animal sauvage. Nous l’appelons hydrophobie, mais eux l’appellent dewanee — la folie — et ils se sauvent :
— Entre alors, et cherche, dit Père Loup avec raideur ; mais il n’y a rien à manger ici.
— Pour un loup, non, certes, dit Tabaqui ; mais pour un aussi mince personnage que moi, un os sec est un festin. Que sommes-nous donc, nous autres Gidur log (le peuple chacal), pour trier et choisir ?
Il obliqua vers le fond de la caverne, y trouva un os de chevreuil où restait quelque viande, s’assit et en fit craquer le bout avec joie.
— Merci pour ce bon repas ! dit-il en se léchant les lèvres. Qu’ils sont beaux, les nobles enfants ! Quels grands yeux ! Et si jeunes, pourtant ! Je devrais me rappeler, en effet, que les enfants des rois sont hommes dès le berceau.
Or, Tabaqui le savait aussi bien que personne, il n’y a rien de plus malencontreux que de louer des enfants à leur nez ; il prit plaisir à voir que Mère et Père Loup semblaient gênés.
Tabaqui resta un moment, en repos, en se réjouissant du mal qu’il venait de faire ; puis il reprit malignement :
— Shere Khan, le Grand, a changé de terrain de chasse. Il va chasser sur ces collines, à la prochaine lune, m’a-t-il dit.
Shere Khan était le tigre qui habitait près de la rivière, la Waingunga, à vingt milles plus loin.
— Il n’en a pas le droit, commença Père Loup avec colère. De par la Loi de la Jungle, il n’a pas le droit de changer ses quartiers sans dûment avertir. Il effraiera tout le gibier à dix milles à la ronde, et moi... moi j’ai à tuer pour deux ces temps-ci.
— Sa mère ne l’a pas appelé Lungri (le Boiteux) pour rien, dit Mère Louve tranquillement : il est boiteux d’un pied depuis sa naissance ; c’est pourquoi il n’a jamais pu tuer que des bestiaux. À présent, les villageois de la Waingunga sont irrités contre lui, et il vient irriter les nôtres. Ils fouilleront la jungle à sa recherche… il sera loin, mais, nous et nos enfants, il nous faudra courir quand on allumera l’herbe. Vraiment, nous sommes très reconnaissants à Shere Khan !
— Lui parlerai-je de votre gratitude ? dit Tabaqui.
— Ouste ! jappa brusquement Père Loup. Va-t’en chasser avec ton maître. Tu as fait assez de mal pour une nuit.
— Je m’en vais, dit Tabaqui tranquillement. Vous pouvez entendre Shere Khan, en bas, dans les fourrés. J’aurais pu me dispenser du message.
Père Loup écouta.
En bas, dans la vallée qui descendait vers une petite rivière, il entendit la plainte dure, irritée, hargneuse et chantante d’un tigre qui n’a rien pris et auquel il importe peu que toute la jungle le sache.
— L’imbécile ! dit Père Loup, commencer un travail de nuit par un vacarme pareil ! Pense-t-il que nos chevreuils sont comme ses veaux gras de la Waingunga ?
— Chut ! Ce n’est ni bœuf ni chevreuil qu’il chasse cette nuit, dit Mère Louve, c’est l’homme.
La plainte s’était changée en une sorte de ronron bourdonnant qui semblait venir de chaque point de l’étendue. C’était le bruit qui égare les bûcherons et les nomades à la belle étoile, et les fait courir quelquefois dans la gueule même du tigre.
— L’homme ! — dit Père Loup, en montrant toutes ses dents blanches. — Faugh ! N’y a-t-il pas assez d’insectes et de grenouilles dans les citernes, qu’il lui faille manger l’homme, et sur notre terrain encore ?
La Loi de la Jungle, qui n’ordonne rien sans raison, défend à toute bête de manger l’homme, sauf lorsqu’elle tue pour montrer à ses enfants comment on tue, et alors elle doit chasser hors des réserves de son clan ou de sa tribu. La vraie raison en est que le meurtre de l’homme signifie, tôt ou tard, invasion d’hommes blancs armés de fusils et montés sur des éléphants, et d’hommes bruns, par centaines, munis de gongs, de fusées et de torches. Alors tout le monde souffre dans la jungle… La raison que les bêtes se donnent entre elles, c’est que, l’homme étant le plus faible et le plus désarmé des vivants, il est indigne d’un chasseur d’y toucher. Ils disent aussi — et c’est vrai — que les mangeurs d’hommes deviennent galeux et qu’ils perdent leurs dents.
Le ronron grandit et se résolut dans le « Aaarh ! » à pleine gorge du tigre qui charge.
Alors, il y eut un hurlement — un hurlement bizarre, indigne d’un tigre — poussé par Shere Khan.
— Il a manqué son coup, dit Mère Louve. Qu’est-ce que c’est ?
Père Loup courut à quelques pas de l’entrée ; il entendit Shere Khan grommeler sauvagement tout en se démenant dans la brousse.
— L’imbécile a eu l’esprit de sauter sur un feu de bûcherons et s’est brûlé les pieds ! dit Père Loup en grognant. Tabaqui est avec lui.
— Quelque chose monte la colline, dit Mère Louve en dressant une oreille. Tiens-toi prêt.
Il y eut un petit froissement de buissons dans le fourré. Père Loup, ses hanches sous lui, se ramassa, prêt à sauter. Alors, si vous aviez été là, vous auriez vu la chose la plus étonnante du monde : le loup arrêté à mi-bond. Il prit son élan avant de savoir ce qu’il visait, puis il essaya de se retenir. Il en résulta un saut de quatre ou cinq pieds droit en l’air, d’où il retomba presque au même point du sol qu’il avait quitté.
— Un homme ! hargna-t-il. Un petit d’homme. Regarde !
En effet, devant lui, s’appuyant à une branche basse, se tenait un bébé brun tout nu, qui pouvait à peine marcher, le plus doux et potelé petit atome qui fût jamais venu, la nuit, à la caverne d’un loup. Il leva les yeux pour regarder père Loup en face et se mit à rire.
— Est-ce un petit d’homme ? dit mère Louve. Je n’en ai jamais vu. Apporte-le ici.
Un loup, accoutumé à transporter ses propres petits, peut très bien, s’il est nécessaire, prendre dans sa gueule un œuf sans le briser. Quoique les mâchoires de Père Loup se fussent refermées complètement sur le dos de l’enfant, pas une dent n’égratigna la peau lorsqu’il le déposa au milieu de ses petits.
— Qu’il est mignon ! Qu’il est nu !… Et qu’il est brave ! dit avec douceur Mère Louve.
Le bébé se poussait, entre les petits, contre la chaleur du flanc tiède.
— Ah ! Ah ! Il prend son repas avec les autres.… Ainsi, c’est un petit d’homme. A-t-il jamais existé une louve qui pût se vanter d’un petit d’homme parmi ses enfants ?
— J’ai parfois ouï parler de semblable chose, mais pas dans notre clan ni de mon temps, dit père Loup. Il n’a pas un poil, et je pourrais le tuer en le touchant du pied. Mais, voyez, il me regarde et n’a pas peur !
Le clair de lune s’éteignit à la bouche de la caverne, car la grosse tête carrée et les fortes épaules de Shere Khan en bloquaient l’ouverture et tentaient d’y pénétrer. Tabaqui, derrière lui, piaulait :
— Monseigneur, Monseigneur, il est entré ici !
— Shere Khan nous fait grand honneur — dit père Loup, les yeux mauvais. — Que veut Shere Khan ?
— Ma proie. Un petit d’homme a pris ce chemin. Ses parents se sont enfuis. Donnez-le-moi !
Shere Khan avait sauté sur le feu d’un campement de bûcherons, comme l’avait dit père Loup, et la brûlure de ses pattes le rendait furieux. Mais père Loup savait l’ouverture de la caverne trop étroite pour un tigre. Même où il se tenait, les épaules et les pattes de Shere Khan étaient resserrées par le manque de place, comme les membres d’un homme qui tenterait de combattre dans un baril.
— Les loups sont un peuple libre, dit père Loup. Ils ne prennent d’ordres que du Conseil supérieur du clan, et non point d’aucun tueur de bœufs plus ou moins rayé. Le petit d’homme est à nous… pour le tuer si nous en avons envie.
— Envie ou pas envie… ! Quel langage est-ce là ? Par le taureau que j’ai tué, dois-je attendre, le nez dans votre repaire de chiens, lorsqu’il s’agit de mon dû le plus strict ? C’est moi, Shere Khan, qui parle.
Le rugissement du tigre emplit la caverne de son tonnerre. Mère Louve secoua les petits de son flanc et s’élança, ses yeux, comme deux lunes vertes dans les ténèbres, fixés sur les yeux flambants de Shere Khan.
— Et c’est moi, Raksha (le Démon), qui vais te répondre. Le petit d’homme est mien, Lungri, le mien à moi ! Il ne sera point tué. Il vivra pour courir avec le clan, et pour chasser avec le clan ; et, prends-y garde, chasseur de petits tout nus, mangeur de grenouilles, tueur de poissons ! il te fera la chasse, à toi ! … Maintenant, sors d’ici, ou, par le Sambhur que j’ai tué — car moi je ne me nourris pas de bétail mort de faim, — tu retourneras à ta mère, bête brûlée de la jungle, plus boiteux que jamais tu n’es venu au monde. Va-t’en !
Père Loup leva les yeux, stupéfait. Il ne se souvenait plus des jours où il avait conquis mère Louve, en loyal combat contre cinq autres loups, au temps où, dans les expéditions du clan, ce n’était pas par pure politesse qu’on l'appelait le Démon. Shere Khan aurait pu tenir tête à père Loup, mais il ne pouvait s’attaquer à mère Louve, car il savait que dans la position où il était elle gardait tout l’avantage du terrain et qu’elle combattrait à mort. Aussi se recula-t-il hors de l’ouverture en grondant ; et, quand il fut à l’air, libre, il cria :
— Chaque chien aboie dans sa propre cour ! Nous verrons ce que dira le clan, comment il prendra cet élevage de petit d’homme. Le petit est à moi, et sous ma dent il faudra bien qu’à la fin il tombe, ô voleurs à queues touffues !
Mère Louve se laissa retomber, halelante, parmi les petits, et père Loup lui dit gravement :
— Là, Shere Khan a raison ; le petit doit être montré au clan. Veux-tu encore le garder, mère ?
Elle souffla :
— Si je veux le garder !… Il est venu tout nu, la nuit, seul et mourant de faim, et il n’avait même pas peur. Regarde, il a déjà poussé un de nos bébés de côté. Et ce boucher boiteux l’aurait tué et se serait sauvé ensuite vers la Waingunga, tandis que les villageois d’ici seraient accourus, à travers nos reposées, faire une battue pour en tirer vengeance !… Si je le garde ? Assurément, je le garde. Couche-toi là, petite Grenouille… Ô toi, Mowgli, car Mowgli la Grenouille je veux t’appeler, le temps viendra où tu feras la chasse à Shere Khan comme il t’a fait la chasse à toi !
— Mais que dira notre clan ? dit père Loup.
La Loi de la Jungle établit très clairement que chaque loup peut, lorsqu’il se marie, se retirer du Clan auquel il appartient ; mais, aussitôt que ses petits sont assez âgés pour se tenir sur leurs pattes, il doit les amener au conseil du clan, qui se réunit généralement une fois par mois à la pleine lune, afin que les autres loups puissent reconnaître leur identité. Après cet examen, les petits sont libres de courir où il leur plaît, et, jusqu’à ce qu’ils aient tué leur premier chevreuil, il n’est pas d’excuse valable pour le loup adulte et du même clan qui tuerait l’un d’eux. Le châtiment est la mort pour le meurtrier où qu’on le trouve, et, si vous réfléchissez une minute, vous verrez qu’il en doit être ainsi.
Père Loup attendit jusqu’à ce que ses petits pussent courir un peu, et alors, la nuit de l’assemblée, il les emmena avec Mowgli et mère Louve au Rocher du Conseil — un sommet de colline couvert de pierres et de galets, où une centaine de loups pouvaient s’isoler. Akela, le grand loup gris solitaire, que sa vigueur et sa finesse avaient mis à la tête du clan, était étendu de toute sa longueur sur sa pierre ; un peu au-dessous de lui étaient assis plus de quarante loups de toutes tailles et de toutes robes, depuis les vétérans couleur de blaireau, qui pouvaient, à eux seuls, se tirer d’affaire avec un chevreuil, jusqu’aux jeunes loups noirs de trois ans, qui s’en croyaient capables. Le solitaire était à leur tête depuis un an maintenant. Au temps de sa jeunesse, il était tombé deux fois dans un piège à loup, et une autre fois il avait été assommé et laissé pour mort : aussi connaissait-il les us et coutumes des hommes.
On causait fort peu sur la roche. Les petits se culbutaient l’un l’autre au centre du cercle où siégeaient leurs mères et leurs pères, et, de temps en temps, un loup plus âgé se dirigeait tranquillement vers un petit, le regardait avec attention, et regagnait sa place à pas silencieux. Parfois, une mère poussait son petit en plein clair de lune pour être sûre qu’il n’avait point passé inaperçu. Akela, de son côté, criait :
— Vous connaissez la Loi, vous connaissez la Loi. Regardez bien, ô loups !
Et les mères reprenaient le cri :
— Regardez, regardez bien, ô loups !
À la fin (et mère Louve sentit se hérisser les poils de son cou lorsque arriva ce moment), père Loup poussa « Mowgli la Grenouille », comme ils l’appelaient, au milieu du cercle, où il resta par terre à rire et à jouer avec les cailloux qui scintillaient dans le clair de lune.
Akela ne leva pas sa tête d’entre ses pattes mais continua le cri monotone :
— Regardez bien !…
Un rugissement sourd partit de derrière les rochers ; la voix de Shere Khan criait :
— Le petit est mien. Donnez-le-moi. Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Akela ne remua même pas les oreilles ; il dit simplement :
— Regardez bien, ô loups ! Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire des ordres de n’importe qui, hormis de ceux du Peuple Libre !… Regardez bien !
Il y eut un chœur de sourds grognements, et un jeune loup de quatre ans, tourné vers Akela, répéta la question de Shere Khan :
— Le Peuple Libre, qu’a-t-il à faire d’un petit d’homme ?
Or, la Loi de la Jungle, en cas de dispute sur les droits d’un petit à l’acceptation du clan, exige que deux membres au moins du clan, qui ne soient ni son père ni sa mère, prennent la parole en sa faveur.
— Qui parle pour ce petit ? dit Akela. Dans le Peuple Libre, qui parle ?
Il n’y eut pas de réponse, et mère Louve s’apprêtait pour ce qui serait son dernier combat, elle le savait bien, s’il fallait en venir à combattre. Alors, le seul étranger qui soit admis au conseil du clan — Baloo, l’ours brun endormi, qui enseigne aux petits la Loi de la Jungle, le vieux Baloo qui peut aller et venir partout où il lui plaît, parce qu’il mange uniquement des noix, des racines et du miel — se leva sur son séant et grogna.
— Le petit d’homme… le petit d’homme ?… dit-il. C’est moi qui parle pour le petit d’homme. Il n’y a pas de mal dans un petit d’homme. Je n’ai pas le dont de la parole, mais je dis la vérité. Laissez-le courir avec le clan, et qu’on l’enrôle parmi les autres. C’est moi-même qui lui donnerai des leçons.
— Nous avons encore besoin d'un d’autre, dit Akela. Baloo a parlé, et c’est lui qui enseigne nos petits. Qui parle avec Baloo ?
Une ombre tomba au milieu du cercle. C’était Bagheera, la panthère noire. Sa robe est tout entière noire comme l’encre, mais les marques de la panthère y affleurent, sous certains jours, comme font les reflets de la moire. Chacun connaissait Bagheera, et personne ne se souciait d’aller à l’encontre de ses desseins, car elle était aussi rusée que Tabaqui, aussi hardie que le buffle sauvage et aussi intrépide que l’éléphant blessé. Mais sa voix était plus suave que le miel sauvage, qui tombe goutte à goutte des arbres, et sa peau plus douce que le duvet.
— Ô Akela, et vous, Peuple Libre ! ronronna-t-elle, je n’ai aucun droit dans votre assemblée. Mais la Loi de la Jungle dit que, s’il s’élève un doute, dans une affaire où il ne soit pas question de meurtre, à propos d’un nouveau petit, la vie de ce petit peut être rachetée moyennant un prix. Et la Loi ne dit pas qui a droit ou non de payer ce prix. Ai-je raison ?
— Très bien ! très bien, firent les jeunes loups, qui ont toujours faim. — Écoutons Bagheera. Le petit peut être racheté. C’est la Loi.
— Sachant que je n’ai aucun droit de parler ici, je demande votre permission.
— Parle donc, crièrent vingt voix.
— Tuer un petit nu est une honte. En outre, il pourra nous aider à chasser mieux quand il sera en âge. Baloo a parlé en sa faveur. Maintenant, à ce qu’a dit Baloo, j’ajouterai l’offre d’un taureau, et bien gras, fraîchement tué à un demi-mille d’ici à peine, si vous acceptez le petit d’homme, conformément à la Loi. Y a-t-il une difficulté ?
Il s’éleva une clameur de voix disant par vingtaines :
— Qu’importe ! Il mourra sous les pluies de l’hiver ; il sera grillé par le soleil… Quel mal peut nous faire une grenouille nue ?… Qu’il coure avec le clan !… Où est le taureau, Bagheera ?… Qu’on l’accepte.
Et alors revint l’aboiement profond d’Akela.
— Regardez bien… regardez bien, ô loups !
Mowgli continuait à s’intéresser aux cailloux ; il ne daigna prêter aucune attention aux loups qui vinrent un à un l’examiner. vient
À la fin, ils descendirent tous la colline, à la recherche du taureau mort, et seuls restèrent Akela, Bagheera, Baloo et les loups de Mowgli.
Shere Khan rugissait encore dans la nuit, car il était fort en colère que Mowgli ne lui eût pas été livré.
— Oui, tu peux rugir, dit Bagheera dans ses moustaches : car le temps viendra où cette petite chose nue te fera rugir sur un autre ton, ou je ne sais rien de l’homme.
— Nous avons bien fait, dit Akela : les hommes et leurs petits sont gens très avisés. Le moment venu, il pourra être utile.
— C’est vrai, dit Bagheera ; le moment venu, on pourra en avoir besoin : car personne ne peut espérer conduire le clan toujours !
Akela ne répondit rien. Il pensait au temps qui arrive pour chaque chef de clan, où sa force l’abandonne et où, plus affaibli de jour en jour, il est tué à la fin par les loups et remplacé par un nouveau chef, qui sera à son tour.
— Emmenez-le, dit-il à père Loup, et dressez-le comme il sied à un membre du Peuple Libre.
Et c’est ainsi que Mowgli entra dans le clan des loups de Seeonee, au prix d’un taureau et pour une bonne parole de Baloo.
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Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou onze années entières, et d’imaginer seulement l’étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s’il fallait l’écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres. — Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait à peine pour un enfant ; et père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la jungle, jusqu’à ce que chaque frémissement de l’herbe, chaque souffle de l’air chaud dans la nuit, chaque intonation des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d’écorce égratignée par la chauve-souris au repos, un instant, dans l’arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare, prissent juste autant d’importance pour lui que pour un homme d’affaires son travail de bureau. Lorsqu’il n’apprenait pas, il s’asseyait au soleil et dormait, puis il mangeait, se réendormait ; lorsqu’il se sentait sale ou qu’il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et lorsqu’il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient tout aussi agréables à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s’y prendre. Elle s'étendait sur une branche et appelait : « Viens ici, petit frère ! » et Mowgli commença par grimper comme fait le paresseux, mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le singe gris.
Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le Clan s’y assemblait, et, là, il découvrit qu’en regardant fixement un loup quelconque il pouvait le forcer à baisser les yeux : ainsi faisait-il pour s’amuser. À d’autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes ; mais il se méfiait des hommes parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la Jungle qu’il marcha presque dessus, et elle lui avait dit que c’était un piège. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de s’enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s’y prenait pour tuer : elle tuait de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et de même faisait Mowgli — à une exception près. Aussitôt qu'il eut l'âge de comprendre, Bagheera lui dit qu’il ne devrait jamais toucher au bétail parce qu’il avait été racheté, dans le Conseil du clan, au prix de la vie d’un taureau.
— La jungle t’appartient, dit Bagheera, et tu peux y tuer tout ce que tu es assez fort pour tuer ; mais, en souvenir du taureau qui t’a racheté, tu ne dois jamais tuer ni manger de bétail jeune ou vieux. C’est la Loi de la Jungle.
Mowgli s’y conforma fidèlement.
Il grandit ainsi et devint fort comme le devient naturellement un garçon qui ne va pas à l’école et n’a à s’occuper de rien dans la vie que de choses à manger.
Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n’était pas un être auxquel on dût se fier, et qu’un jour il lui faudrait tuer Shere Khan ; et sans doute un jeune loup se fût rappelé cet avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l’oublia parce qu’il n’était qu’un petit garçon — et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup s’il avait su parler aucune langue humaine.
Shere Khan se trouvait toujours sur son chemin dans la jungle. À mesure que le chef Akela prenait de l’âge et s’affaiblissait, le tigre boiteux s’était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n’aurait permise s’il avait osé aller jusqu’au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait : il s’étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d’homme.
— On me raconte, disait Shere Khan, que vous autres, au Conseil, vous n’osez pas le regarder entre les yeux !
Et les jeunes loups grondaient et hérissaient leur dos.
Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout, appris quelque chose de cela, et, une fois ou deux, expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :
— J’ai pour moi le clan, j’ai toi… et Baloo, bien qu’il soit si paresseux, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi m’effraierais-je ?
Ce fut un jour de grande chaleur qu’une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le porc-épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, elle dit à Mowgli, comme ils étaient au plus profond de la jungle et que le petit garçon était couché, la tête sur la belle fourrure noire de la panthère :
— Petit Frère, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?
— Autant de fois qu’il y a de noix sur cette palme ! déclara Mowgli, qui, naturellement, ne savait pas compter. Et puis après ? … J’ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout en queue et en cris… comme Mor, le Paon.
— Mais ce n’est plus temps de dormir. Baloo le sait, je le sais aussi, tout le clan le sait, et même ces imbéciles, ces imbéciles de daims le savent… Tabaqui te l’a dit lui-même.
— Oh ! oh ! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n’y a pas longtemps, pour me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire : j’étais un petit d’homme, un petit nu, pas même bon à déterrer les truffes… Mais j’ai pris Tabaqui par la queue et l’ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.
— C’était une sottise, car si Tabaqui est un faiseur de ragots, il n’en voulait pas moins te parler d’une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, petit frère : Shere Khan n’ose pas te tuer dans la jungle ; mais rappelle-toi bien qu’Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu’alors il ne conduira plus le Clan. Beaucoup des loups qui t’examinèrent quand tu fus présenté au Conseil, sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent — Shere Khan leur a fait la leçon — qu’un petit d’homme n’est pas à sa place dans le clan. Bientôt tu seras un homme…
— Eh ! qu’est-ce c'est qu’un homme qui ne court pas avec ses frères ? dit Mowgli. Je suis né dans la jungle, j’ai gardé la Loi de la Jungle, et il n’y a pas un de nos loups des pattes duquel je n’aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères !
Bagheera s’étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.
— Petit Frère, mets ta main sous ma mâchoire.
Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.
— Il n’y a personne dans la jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque… la marque du collier ; et pourtant, petit frère, je suis née parmi les hommes, et c’est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C’est à cause de cela que j’ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je naquis parmi les hommes. Je n’avais jamais vu la jungle. On m'a nourrie derrière des barreaux dans une marmite de fer ; mais une nuit je sentis que j’étais Bagheera — la panthère — et non pas un jouet pour les hommes, je brisai la misérable serrure d’un coup de patte, et m’en allai. Puis, comme j’avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la jungle que Shere-Khan, n’est-il pas vrai ?
— Oui, dit Mowgli, toute la jungle craint Bagheera… toute la jungle, sauf Mowgli.
— Oh ! toi, tu es un petit d’homme ! dit la panthère noire avec une infinie tendresse ; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères… si tu n’es point d’abord tué au Conseil !
— Mais pourquoi, pourquoi quelqu’un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli.
— Regarde-moi, dit Bagheera.
Et Mowgli la regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d’une demi-minute.
— Voilà pourquoi ! — dit-elle, en croisant ses pattes sur les feuilles. — Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je suis née parmi les hommes, et je t’aime, petit frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens ; parce que tu es sage ; parce que tu as tiré de leurs pieds les épines… parce que tu es un homme.
— Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d’un ton boudeur.
Et il fronça ses lourds sourcils noirs.
— Qu’est-ce que la Loi de la Jungle ? Frappe d’abord, et donne de la voix. À ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J’ai au cœur une certitude : la première fois que le vieil Akela manquera sa proie — et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil — le clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors… et alors… J’y suis ! — dit Bagheera en se levant d’un bond. — Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu’ils y font pousser ; ainsi, quand le moment sera venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t’aiment. Va chercher la Fleur Rouge.
Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la jungle n’appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.
— La Fleur Rouge ! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J’irai en chercher.
— Voilà bien le petit d’homme qui parle ! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu’elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.
— Bon, dit Mowgli, j’y vais. Mais es-tu sûre, ô ma Bagheera — il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux — es-tu sûre que tout cela soit l’œuvre de Shere Khan ?
— Par la Serrure brisée qui me délivra, j’en ai la certitude, petit frère !
— Alors, par le Taureau qui me racheta ! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement ; il se peut même qu’il reçoive un peu plus que son compte.
Et Mowgli partit d’un bond.
— Voilà l’homme ! Voilà bien l’homme, se dit la panthère à elle-même en se recouchant. Oh ! Shere Khan, tu n’as jamais fait chasse plus dangereuse que cette chasse à la grenouille, il y a dix ans !
Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où s'élevait le brouillard du soir ; il reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les petits loups étaient sortis, mais la mère, au fond de la caverne, comprit, à son souffle que quelque chose troublait sa grenouille.
— Qu’y a-t-il, fils ? dit-elle.
— Des potins de chauve-souris à propos de Shere Khan ! répondit-il. Je chasse en terre labourée, ce soir.
Et il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d’eau, tout au fond de la vallée. Là, il s’arrêta, car il entendit les cris du clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de méchanceté : c’étaient les jeunes loups.
— Akela ! Akela ! Que le Solitaire montre sa force ! … Place au chef du clan ! Saute, Akela !
Le solitaire dut sauter et manquer sa prise, car Mowgli entendit le claquement de ses dents et un glapissement lorsque le sambhur, avec ses pieds de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s’élança en avant ; et les cris s’affaiblirent derrière lui à mesure qu’il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.
— Bagheera disait vrai ! souffla-t-il, en se nichant parmi le fourrage amoncelé sous la fenêtre d’une hutte. — Demain, c’est le jour d’Akela et le mien.
Alors, il appliqua son visage contre la fenêtre et considéra le feu sur l’âtre ; il vit la femme du laboureur se lever pendant la nuit et nourrir la flamme avec des mottes noires ; et quand vint le matin, à l’heure où blanchit la brume froide, il vit l’enfant de l’homme prendre une corbeille d’osier garnie de terre à l’intérieur, l’emplir de charbons rouges, l’enrouler dans sa couverture, et s’en aller garder les vaches.
— N’est-ce que cela ? dit Mowgli. Si un enfant peut le faire, je n’ai rien à craindre.
Il tourna le coin de la maison, rencontra le garçon nez à nez, lui arracha le feu des mains et disparut dans le brouillard, tandis que l’autre hurlait de frayeur.
— Ils sont tout à fait semblables à moi ! dit Mowgli en soufflant sur le pot de braise, comme il l’avait vu faire à la femme. — Cette chose mourra si je ne lui donne rien à manger…
Et il jeta quelques brindilles et des morceaux d’écorce sèche sur la chose rouge. À moitié chemin de la colline, il rencontra Bagheera, sur la fourrure de laquelle la rosée du matin brillait comme des pierres de lune.
— Akela a manqué son coup, dit la Panthère. Ils l’auraient tué la nuit dernière, mais ils te voulaient aussi. Ils t’ont cherché sur la colline.
— J’étais dans les terres labourées. Je suis prêt. Vois !
Mowgli lui tendit le pot plein de feu.
— Bien ! … À présent j’ai vu les hommes jeter branche sèche dans cette chose, et aussitôt la Fleur Rouge s’épanouissait au bout… Est-ce que tu n’as pas peur ?
— Non. Pourquoi aurais-je peur ? Je me rappelle maintenant… si ce n’est pas un rêve… qu’avant d’être un loup je me couchais près de la Fleur Rouge, et qu’il y faisait chaud et bon.
Tout ce jour-là, Mowgli resta assis dans la caverne, veillant sur son pot de braise et y enfonçant des branches sèches pour voir comment elles brûlaient. Il chercha et trouva une branche qui lui parut à souhait, et, le soir, quand Tabaqui vint à la caverne lui dire assez rudement qu’on le demandait au Rocher du Conseil, il se mit à rire jusqu’à ce que Tabaqui s’enfuît. Et Mowgli se rendit au Conseil, toujours riant.
Akela le Solitaire était couché à côté de sa pierre pour montrer que sa succession était ouverte, et Shere Khan, avec sa suite de loups nourris de restes, se promenait de long en large, objet de visibles flatteries. Bagheera était couchée à côté de Mowgli, et l’enfant tenait le pot de braise entre ses genoux. Lorsqu’ils furent tous rassemblés, Shere Khan prit la parole — chose qu’il n’aurait jamais osé faire aux beaux jours d’Akela.
— Il n’a pas le droit, murmura Bagheera. Dis-le. C’est un fils de chien. Il aura peur.
Mowgli sauta sur ses pieds.
— Peuple Libre, s’écria-t-il, est-ce que Shere Khan est notre chef ?… Qu’est-ce qu’un tigre peut avoir à faire avec la direction du Clan ?
— Voyant que la succession était ouverte, et comme on m’avait prié de parler…, commença Shere Khan.
— Qui t’en avait prié ? fit Mowgli. Sommes-nous tous des chacals pour flagorner ce boucher ? La direction du clan regarde le clan seul.
Il y eut des hurlements :
— Silence, toi, petit homme !
— Laissez-le parler. Il a gardé notre Loi !
Et, à la fin, les anciens du clan tonnèrent :
— Laissez parler le Loup Mort !
Lorsqu’un chef de Clan a manqué sa proie, on l’appelle le « Loup Mort » aussi longtemps qu'il lui reste à vivre, ce qui n’est pas long.
Akela péniblement souleva sa vieille tête, péniblement :
— Peuple Libre, et vous aussi, chacals de Shere Khan, pendant douze saisons je vous ai conduits à la chasse et vous en ai ramenés, et pendant tout ce temps, nul de vous n’a été pris au piège ni estropié. Je viens de manquer ma proie. Vous savez comment on a ourdi cette intrigue. Vous savez comment vous m’avez mené à un chevreuil non forcé, pour montrer ma faiblesse. Ce fut habilement fait. Vous avez maintenant le droit de me tuer sur le Rocher du Conseil. C’est pourquoi je demande : Qui vient achever le Solitaire ? Car c’est mon droit, de par la Loi de la Jungle, que vous veniez un par un.
Il y eut un long silence : aucun loup ne se souciait d’un duel à mort avec le Solitaire. Alors Shere Khan rugit :
— Bah ! qu’avons-nous à faire avec ce vieil édenté ? Il est condamné à mort ! C’est le Petit d’Homme qui a vécu trop longtemps. Peuple Libre, il fut ma proie dès le commencement. Donnez-le-moi. J’en ai assez de cette dérision d’homme-loup. Il a troublé la jungle pendant dix saisons. Donnez-moi le Petit d’Homme, ou bien je chasserai toujours par ici, et ne vous laisserai pas un os. C’est un homme, un enfant d’homme, et, dans la moelle de mes os, je le hais !
Alors, plus de la moitié du Clan hurla :
— Un homme ! Un homme ! Qu’est-ce qu’un homme peut avoir à faire avec nous ? Qu’il s’en aille avec ses pareils !
— C’est cela ! Pour tourner contre nous tout le peuple des villages ? vociféra Shere Khan. Non, non, donnez-le moi. C’est un homme, et nul de nous ne peut le fixer dans les yeux.
Akela dressa de nouveau la tête, et dit :
— Il a partagé notre curée. Il a dormi avec nous. Il a rabattu le gibier pour nous. Il n’a pas enfreint un seul mot de la Loi de la Jungle !
— Et moi, je l’ai payé le prix d’un taureau, lorsqu’il fut accepté : un taureau, c’est peu de chose ; mais l’honneur de Bagheera vaut peut-être une bataille ! dit Bagheera de sa voix la plus onctueuse.
— Un taureau payé voilà dix ans ! grogna l’assemblée. Que nous importent des os qui ont dix ans !
— Et un serment ? fit Bagheera en relevant sa lèvre sur ses dents blanches. Ah ! on fait bien de vous nommer le Peuple Libre !
— Nul petit d’homme ne doit courir avec le Peuple de la Jungle ! rugit Shere Khan. Donnez-le-moi !
— Il est notre frère en tout, sauf par le sang, poursuivit Akela ; et vous le tueriez ici !… En vérité, j’ai vécu trop longtemps. Quelques-uns d’entre vous sont des mangeurs de bétail, et j’ai entendu dire que d’autres, suivant les leçons de Shere Khan, vont par la nuit noire enlever des enfants aux seuils des villageois. Donc je sais que vous êtes lâches, et c’est à des lâches que je parle. Il est certain que je dois mourir, et ma vie ne vaut plus grand-chose ; autrement, je l’offrirais pour celle du Petit d’Homme. Mais, afin de sauver l’honneur du clan… presque rien, apparemment, qu’à force de vivre sans chef vous avez oublié… je m’engage, si vous laissez le Petit d’Homme retourner chez les siens, à ne pas montrer une dent lorsque le moment sera venu pour moi de mourir. Je mourrai sans me défendre. Le clan y gagnera au moins trois existences. Je ne puis faire plus ; mais, si vous consentez, je puis vous épargner la honte de tuer un frère auquel on ne saurait reprocher aucun tort… un frère qui fut réclamé, acheté, pour être admis dans le clan, suivant la Loi de la Jungle.
— C’est un homme ! … un homme ! … un homme ! gronda l’assemblée.
Et la plupart des loups firent mine de se grouper autour de Shere Khan, dont la queue se mit à fouailler les flancs.
— À présent, l’affaire est en tes mains ! dit Bagheera à Mowgli. Nous autres, nous ne pouvons plus rien que nous battre.
Mowgli se leva, le pot de braise dans les mains. Puis il s’étira et bâilla au nez du Conseil ; mais il était plein de rage et de chagrin, car, en loups qu’ils étaient, ils ne lui avaient jamais dit combien ils le haïssaient.
— Écoutez ! Il n’y a pas besoin de criailler comme des chiens. Vous m’avez dit trop souvent, cette nuit, que je suis un homme (et cependant je serais resté un loup, avec vous, jusqu’à la fin de ma vie) ; je sens la vérité de vos paroles. Aussi, je ne vous appelle plus mes frères, mais sag (chiens), comme vous appellerait un homme… Ce que vous ferez, et ce que vous ne ferez pas, ce n’est pas à vous de le dire. C’est moi que cela regarde ; et afin que nous puissions tirer la chose au clair, moi, l’homme, j’ai apporté ici un peu de la Fleur Rouge que vous, chiens, vous craignez.
Il jeta le pot sur le sol, et quelques charbons rouges allumèrent une touffe de mousse sèche qui flamba, tandis que tout le Conseil reculait de terreur devant les sauts de la flamme.
Mowgli enfonça la branche morte dans le feu jusqu’à ce qu’il vît des brindilles se tordre et crépiter, puis il la fit tournoyer au-dessus de sa tête au milieu des loups qui rampaient de terreur.
— Tu es le maître ! fit Bagheera à voix basse. Sauve Akela de la mort. Il a toujours été ton ami.
Akela, le vieux loup farouche, qui n’avait jamais imploré de merci dans sa vie, jeta un regard suppliant à Mowgli, debout près de lui, tout nu, sa longue chevelure noire flottant sur ses épaules, dans la lumière de la branche flamboyante qui faisait danser et vaciller les ombres.
— Bien ! dit Mowgli, en promenant avec lenteur un regard circulaire. Je vois que vous êtes des chiens. Je vous quitte pour retourner à mes pareils… si vraiment ils sont mes pareils… La Jungle m’est fermée, je dois oublier votre langue et votre compagnie ; mais je serai plus miséricordieux que vous : parce que j’ai été votre frère en tout, sauf par le sang, je promets, lorsque je serai un homme parmi les hommes, de ne pas vous trahir auprès d’eux comme vous m’avez trahi.
Il donna un coup de pied dans le feu, et les étincelles volèrent.
— Il n’y aura point de guerre entre aucun de nous dans le Clan. Mais il y a une dette qu’il me faut payer avant de m’en aller.
Il marcha à grands pas vers l’endroit où Shere Khan couché clignait de l’œil stupidement aux flammes, et le prit, par la touffe de poils, sous le menton. Bagheera suivait, en cas d’accident.
— Debout, chien ! cria Mowgli. Debout quand un homme parle, ou je mets le feu à ta robe !
Les oreilles de Shere Khan s’aplatirent sur sa tête, et il ferma les yeux, car la branche flamboyante était tout près de lui.
— Cet égorgeur de bétail a dit qu’il me tuerait en plein Conseil, parce qu’il ne m’avait pas tué quand j’étais petit. Voici… et voilà… comment nous, les hommes, nous battons les chiens. Remue seulement une moustache, Lungri, et je t’enfonce la Fleur Rouge dans la gorge !
Il frappa Shere Khan de sa branche sur la tête, tandis que le tigre geignait et pleurnichait en une agonie d’épouvante.
— Peuh ! chat de jungle roussi, va-t’en, maintenant, mais souviens-toi de mes paroles : la première fois que je reviendrai au Rocher du Conseil, comme il sied que vienne un homme, ce sera coiffé de la peau de Shere Khan. Quant au reste, Akela est libre de vivre comme il lui plaît. Vous ne le tuerez pas, parce que je le défends. J’ai idée, d’ailleurs, que vous n’allez pas rester ici plus longtemps, à laisser pendre vos langues comme si vous étiez quelqu’un, au lieu d’être des chiens que je chasse… ainsi… Allez !
Le feu brûlait furieusement au bout de la branche, et Mowgli frappait de droite et de gauche autour du cercle, et les loups s’enfuyaient en hurlant sous les étincelles qui brûlaient leur fourrure. À la fin, il ne resta plus que le vieil Akela, Bagheera et peut-être dix loups qui avaient pris le parti de Mowgli. Alors, Mowgli commença de sentir quelque chose de douloureux au fond de lui-même, quelque chose qu’il ne se rappelait pas avoir jamais senti jusqu’à ce jour ; il reprit haleine et sanglota, et les larmes coulèrent sur son visage.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? dit-il. Je n’ai pas envie de quitter la jungle… et je ne sais pas ce que j’ai. Vais-je mourir, Bagheera ?
— Non, Petit Frère. Ce ne sont que des larmes, comme il arrive aux hommes, dit Bagheera. Maintenant, je vois que tu es un homme, et non plus un petit d’homme. Oui, la jungle t’est bien fermée désormais… Laisse-les couler, Mowgli. Ce sont seulement des larmes.
Alors Mowgli s’assit et pleura comme si son cœur allait se briser ; il n’avait jamais pleuré auparavant, de toute sa vie.
— À présent, dit-il, je vais aller vers les hommes. Mais d’abord il faut que je dise adieu à ma mère.
Et il se rendit à la caverne où elle habitait avec Père Loup, et il pleura dans sa fourrure, tandis que les autres petits hurlaient misérablement.
— Vous ne m’oublierez pas, dit Mowgli.
— Jamais, tant que nous pourrons suivre une piste ! dirent les petits. Viens au pied de la colline quand tu seras un homme, et nous te parlerons ; et nous viendrons dans les labours pour jouer avec toi la nuit.
— Reviens bientôt ! dit Père Loup. O sage petite Grenouille ; reviens-nous bientôt, car nous sommes vieux, ta mère et moi.
— Reviens bientôt ! dit Mère Louve, mon petit tout nu ; car, écoute, enfant de l’homme, je t’aimais plus que je n’ai jamais aimé les miens.
— Je reviendrai sûrement, dit Mowgli ; et quand je reviendrai, ce sera pour étaler la peau de Shere Khan sur le Rocher du Conseil. Ne m’oubliez pas ! Dites-leur, dans la jungle, de ne jamais m’oublier !
L’aurore commençait à poindre quand Mowgli descendit la colline, tout seul, en route vers ces êtres mystérieux qu’on appelle les hommes.
CHANSON DE CHASSE
DU CLAN DE SENEONEE
À la pointe de l’aube, un sambhur meugla
Un, deux, puis encore !
Un daim bondit, un daim bondit à travers
Les taillis de la mare où boivent les cerfs.
Moi seul, battant le bois, j’ai vu cela,
Un, deux, puis encore !
À la pointe de l’aube un sambhur meugla
Un, deux, puis encore !
À pas de veloux, à pas de veloux,
Va porter la nouvelle au clan des loups,
Cherchez, trouvez, et puis de la gorge tous,
Un, deux, puis encore !
À la pointe de l’aube le clan hurla.
Un, deux, puis encore !
Pied qui, sans laisser de marque, fuit,
Œil qui sait percer la nuit — la nuit !
Donnez de la voix ! Écoutez le bruit !
Un, deux, puis encore !
LA CHASSE DE KAA
Ses taches sont l’orgueil du chat-pard, ses cornes du buffle sont l’honneur.
Sois net, car à l’éclat de la robe on connaît la force du chasseur.
Que le sambhur ait la corne aiguë, et le taureau les muscles puissants,
Ne prends pas le soin de nous l’apprendre : on savait cela depuis dix ans.
Ne moleste jamais les petits d’autrui, mais nomme-les Sœur et Frère.
Sans doute ils sont faibles et balourds, mais peut-être que l’Ourse est leur mère.
La jeunesse dit : « Qui donc me vaut ! » en l’orgueil de son premier gibier ;
Mais la Jungle est grande et le jeune est petit. Il doit se taire et méditer.
Maximes de Baloo.
Tout ce que nous allons dire ici arriva quelque temps avant que Mowgli eût été banni du clan des loups de Seeonee, ou se fût vengé sur Shere Khan, le tigre.
C’était aux jours où Baloo lui enseignait la Loi de la Jungle. Le grand ours brun, vieux et grave, se réjouissait d’un élève à l’intelligence si prompte ; car les jeunes loups ne veulent apprendre de la Loi de la Jungle que ce qui concerne leur clan et leur tribu, et décampent, dès qu’ils peuvent répéter le refrain de chasse : « Pieds qui ne font pas de bruit ; yeux qui voient dans l’ombre ; oreilles tendues au vent, du fond des cavernes, et dents blanches pour mordre : qui porte ces signes est de nos frères, sauf Tabaqui le Chacal et l’Hyène que nous haïssons. » Mais Mowgli, comme petit d’homme, en dut apprendre bien plus long.
Quelquefois Bagheera, la panthère noire, venait, en flânant, au travers de la jungle, voir ce que devenait son favori, et testait à ronronner, la tête contre un arbre, pendant que Mowgli récitait à Baloo la leçon du jour. L’enfant savait grimper presque aussi bien qu’il savait nager, et nager presque aussi bien qu’il savait courir : aussi Baloo, le professeur de la Loi, lui apprenait-il les Lois des Bois et des Eaux : à distinguer une branche pourrie d’une branche saine ; à parler poliment aux abeilles sauvages quand il rencontrait par surprise un de leurs essaims à cinquante pieds au-dessus du sol ; les paroles à dire à Mang, la chauve-souris, quand il la dérangeait dans les branches au milieu du jour ; et la façon d’avertir les serpents d’eau dans les mares avant de plonger au milieu d’eux. Dans la jungle, personne n’aime à être dérangé, et on y est toujours prêt à se jeter sur l’intrus.
En outre, Mowgli apprit également le cri de chasse de l’Étranger, qu’un habitant de la Jungle, toutes les fois qu’il chasse hors de son terrain, doit répéter à voix haute jusqu’à ce qu’il ait reçu la réponse. Traduit, il signifie : « Donnez-moi liberté de chasser ici, j’ai faim » ; la réponse est : « Chasse donc pour ta faim, mais non pour ton plaisir. »
Tout cela vous donnera une idée de ce que Mowgli avait à apprendre par cœur ; et il se fatiguait beaucoup d’avoir à répéter cent fois la même chose. Mais, comme Baloo le disait à Bagheera, un jour que Mowgli avait reçu la correction d’un coup de patte et s’en était allé bouder :
— Un petit d’homme est un petit d’homme, et il doit apprendre toute… tu entends bien, toute la Loi de la Jungle.
— Oui, mais il est tout petit, songes-y, dit la panthère noire, qui aurait gâté Mowgli si elle avait fait à sa guise. Comment sa petite tête peut-elle garder tous tes longs discours ?
— Y a-t-il quelque chose dans la Jungle de trop petit pour être tué ? Non. C’est pourquoi je lui enseigne tout cela, et c’est pourquoi je le corrige, oh ! très doucement, lorsqu’il oublie.
— Doucement ! Tu t’y connais, en douceur, vieux Pied de Fer, grogna Bagheera. Elle lui a joliment meurtri le visage, aujourd’hui, ta… douceur. Fi !
— J’aime mieux le voir meurtri de la tête aux pieds par moi qui l’aime, que de lui voir arriver du mal à cause de son ignorance, répondit Baloo avec beaucoup de chaleur. Je suis en train de lui apprendre les Maîtres Mots de la jungle appelés à le protéger auprès des oiseaux, du Peuple Serpent, et de tout ce qui chasse sur quatre pieds, sauf de son propre clan. Il peut maintenant, s’il veut seulement se rappeler les mots, réclamer protection à toute la jungle. Est-ce que cela ne vaut pas une petite correction ?
— Eh bien, en tous cas, prends garde à ne point tuer le petit d’homme. Ce n’est pas un tronc d’arbre bon à aiguiser tes griffes émoussées. Mais quels sont ces Maîtres Mots ? Je suis apparemment plutôt faite pour accorder de l’aide que pour en demander. — Bagheera étira une de ses pattes pour en admirer les griffes dont l’acier bleu s’aiguisait au bout comme un ciseau à froid. — Toutefois, j’aimerais à savoir.
— Je vais appeler Mowgli pour qu’il te les dise… s’il est disposé. Viens, Petit Frère !
— Ma tête sonne comme un arbre à abeilles, dit une petite voix maussade au-dessus de leurs têtes.
Et Mowgli se laissa glisser le long d’un tronc d’arbre. Il avait la mine fâchée, et ce fut avec indignation qu’au moment de toucher le sol il ajouta :
— Je viens pour Bagheera et non pour toi, vieux Baloo !
— Cela m’est égal, — dit Baloo, froissé et peiné. — Répète alors à Bagheera les Maîtres Mots de la jungle, que je t’ai appris aujourd’hui.
— Les Maîtres Mots pour quel peuple ? — demanda Mowgli, charmé de se faire valoir. — La jungle a beaucoup de langues, et moi je les connais toutes.
— Tu sais quelque chose, mais pas grand’chose… Vois, Bagheera, ils ne remercient jamais leur maître. Jamais le moindre louveteau vint-il remercier le vieux Baloo de ses leçons ?…Dis le mot pour les Peuples Chasseurs, alors… grand savant.
— Nous sommes du même sang, vous et moi, dit Mowgli en donnant aux mots l’accent ours dont se sert tout le peuple chasseur.
— Bien… Maintenant, pour les oiseaux.
Mowgli répéta, en ajoutant le cri du vautour à la fin de la sentence.
— Maintenant pour le Peuple Serpent, dit Bagheera.
La réponse fut un sifflement tout à fait indescriptible, après quoi Mowgli se donna du pied dans le derrière, battit des mains pour s’applaudir lui-même, et sauta sur le dos de Bagheera, où il s’assit de côté, pour jouer du tambour avec ses talons sur la fourrure luisante, et faire à Baloo les plus affreuses grimaces qu’il pût imaginer.
— Là… là ! Cela valait bien une petite correction, dit avec tendresse l’ours brun. Un jour tu pourras te souvenir de moi.
Puis il se retourna pour dire à Bagheera comment l’enfant avait appris les Maîtres Mots de Hathi, l’éléphant sauvage, qui sait tout ce qui a rapport à ces choses, et comment Hathi avait mené Mowgli à une mare pour apprendre d’un serpent d’eau le mot des Serpents, que Baloo ne pouvait prononcer ; et comment Mowgli se trouvait maintenant suffisamment garanti contre tous accidents possibles dans la Jungle, parce que ni serpent, ni oiseau, ni bête à quatre pattes ne lui ferait de mal.
— Personne n’est donc à craindre, — conclut Baloo, en caressant avec orgueil son gros ventre fourré.
— Sauf ceux de sa propre tribu, — dit à voix basse Bagheera.
Puis, tout haut, s’adressant à Mowgli :
— Fais attention à mes côtes, petit Frère ; qu’as-tu donc à danser ainsi ?
Mowgli, voulant se faire entendre, tirait à pleine fourrure sur l’épaule de Bagheera, et lui donnait de forts coups de pieds. Quand, enfin, tous deux prêtèrent l’oreille, il cria à pleins poumons :
— Moi aussi, j’aurai une tribu à moi, une tribu à conduire à travers les branches toute la journée.
— Quelle est cette nouvelle folie, petit bâtisseur de chimères ? dit Bagheera.
— Oui, et pour jeter des branches et de la crotte au vieux Baloo, continua Mowgli. Ils me l’ont promis. Ah !
— Whoof !
La grosse patte de Baloo jeta Mowgli à bas du dos de Bagheera, et l’enfant, qui restait étendu entre les grosses pattes de devant, put voir que l’ours était en colère.
— Mowgli, dit Baloo, tu as parlé aux Bandar-Log,… le Peuple Singe.
Mowgli regarda Bagheera pour voir si la panthère était en colère aussi : les yeux de Bagheera étaient aussi durs que des pierres de jade.
— Tu as été avec le Peuple Singe,… les singes gris… le peuple sans loi… les mangeurs de tout. C’est une grande honte.
— Quand Baloo m’a fait du mal à la tête — dit Mowgli (il était encore sur le dos), — je suis parti, et les singes gris sont descendus des arbres pour s’apitoyer sur moi. Personne autre ne se souciait de moi.
Il se mit à pleurnicher.
— L’apitoiement du Peuple Singe ! ronfla Baloo. Le calme du torrent de la montagne ! La fraîcheur du soleil d’été !… Et alors, petit d’homme ?
— Et alors… alors, ils m’ont donné des noix et tout plein de bonnes choses à manger, et ils… ils m’ont emporté dans leurs bras au sommet des arbres, pour me dire que j’étais leur frère parle sang, sauf que je n’avais pas de queue, et qu’un jour je serais leur chef.
— Ils n’ont pas de chefs, dit Bagheera. Ils mentent, ils ont toujours menti.
— Ils ont été très bons, et m’ont prié de revenir. Pourquoi ne m’a-t-on jamais mené chez le Peuple Singe ? Ils se tiennent sur leurs pieds comme moi. Ils ne cognent pas avec de grosses pattes. Ils jouent toute la journée… Laissez-moi monter !… Vilain Baloo, laisse-moi monter. Je veux retourner jouer avec eux.
— Écoute, petit d’homme, — dit l’Ours, et sa voix gronda comme le tonnerre dans la nuit chaude. — Je t’ai appris toute la Loi delà Jungle pour tous les peuples de la jungle… sauf le Peuple Singe qui vit dans les arbres. Ils n’ont pas de loi. Ils n’ont pas de patrie. Ils n’ont pas de langage à eux, mais se servent de mots volés, entendus par hasard lorsqu’ils écoutent et nous épient, là-haut, à l’affût dans les branches. Leur chemin n’est pas le nôtre. Ils n’ont pas de chefs. Ils n’ont pas de mémoire. Ils se vantent et jacassent, et se prétendent un grand peuple prêt à opérer de grandes choses dans la jungle ; mais la chute d’une noix suffit à détourner leurs idées, ils rient, et tout est oublié. Nous autres de la jungle, nous n’avons aucun rapport avec eux. Nous ne buvons pas où boivent les singes ; nous n’allons pas où vont les singes ; nous ne chassons pas où ils chassent ; nous ne mourons pas où ils meurent. M’as-tu jamais, jusqu’à ce jour, entendu parler des Bandar-Log ?
— Non, dit Mowgli tout bas, car le silence était très grand dans la forêt maintenant que Baloo avait fini de parler.
— Le peuple de la jungle a banni leur nom de sa bouche et de sa pensée. Ils sont nombreux, méchants, malpropres, sans pudeur, et ils désirent, autant qu’ils sont capables de fixer un désir, que le peuple de la jungle leur prête attention… Mais nous ne leur prêtons point attention, même lorsqu’ils nous jettent des noix et des ordures sur la tête.
Il avait à peine dit qu’une grêle de noix et de brindilles dégringola au travers du feuillage ; et on put entendre des toux, des hurlements, et des bonds irrités, très haut dans les branches.
— Le Peuple Singe est interdit, prononça Baloo, interdit auprès du peuple de la jungle. Souviens-t’en.
— Interdit, répéta Bagheera ; mais je pense tout de même que Baloo aurait dû te prémunir contre eux…
— Moi… Moi ? Comment aurais-je deviné qu’il irait jouer avec une pareille ordure… Le Peuple Singe ! Pouah !
Une nouvelle grêle tomba sur leurs têtes, et ils s’en allèrent au trot, emmenant Mowgli avec eux. Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai. Ils appartiennent aux cimes des arbres ; et, comme les bêtes regardent très rarement en l’air, l’occasion ne se présenterait guère pour eux et le peuple de la jungle de se rencontrer ; mais, toutes les fois qu’ils trouvaient un loup malade, ou un tigre blessé, ou un ours, les singes le tourmentaient, et ils avaient coutume de jeter des bâtons et des noix à n’importe quelle bête, pour rire, et dans l’espoir qu’on les remarquerait. Puis, ils hurlaient et criaient à tue-tête des chansons dénuées de sens ; et ils invitaient le peuple de la jungle à grimper aux arbres pour lutter avec eux, ou bien, sans motif, s’élançaient en furieuses batailles les uns contre les autres, en prenant soin de laisser les singes morts où le peuple de la jungle pourrait les voir. Ils étaient toujours sur le point d’avoir un chef, des lois et des coutumes à eux, mais ils ne le faisaient jamais parce que leur mémoire était incapable de rien retenir d’un jour à l’autre ; aussi arrangeaient-ils les choses au moyen d’un dicton : « Ce que les Bandar-Log pensent maintenant, la jungle le pensera plus tard », qui était pour eux d’un grand réconfort. Aucune bête ne pouvait les atteindre, mais, d’un autre côté, aucune bête ne leur prêtait attention, et c’est pourquoi ils avaient été si charmés de voir Mowgli venir jouer avec eux, et d’entendre combien Baloo en était irrité.
Ils n’avaient pas l’intention de faire davantage — les Bandar-Log n’ont jamais d’intentions ; — mais l’un d’eux imagina, ce qui lui parut une brillante idée, de dire aux autres que Mowgli serait une personne utile à posséder dans la tribu, parce qu’il savait entrelacer des branches en abri contre le vent ; et que, s’ils s’en saisissaient, ils pourraient le forcer à le leur apprendre. Naturellement Mowgli, comme enfant de bûcheron, avait hérité de toutes sortes d’instincts, et s’amusait souvent à fabriquer de petites huttes à l’aide de branches tombées, sans savoir pourquoi ; et le Peuple Singe, guettant dans les arbres, considérait ce jeu comme la chose la plus étonnante. Cette fois, disaient-ils, ils allaient réellement avoir un chef et devenir le peuple le plus sage de la jungle… si sage qu’ils seraient pour tous les autres un objet de remarque et d’envie. Aussi suivirent-ils Baloo, Bagheera et Mowgli à travers la jungle, fort silencieusement, jusqu’à ce que vînt l’heure de la sieste de midi. Alors Mowgli, on ne peut plus honteux de lui-même, s’endormit entre la panthère et l’ours, résolu à n’avoir plus rien de commun avec le Peuple Singe.
La première chose qu’ensuite il éprouva, ce fut une sensation de mains sur ses jambes et ses bras… de petites mains dures et fortes… puis, de branches lui fouettant le visage ; et son regard plongeait à travers l’agitation des ramures, tandis que Baloo éveillait la jungle de ses cris sourds et que Bagheera bondissait le long du tronc, tous ses crocs à nu. Les Bandar-Log hurlaient de triomphe et luttaient à qui atteindrait le plus vite les branches supérieures où Bagheera n’oserait les suivre, criant :
— Elle nous a remarqués ! Bagheera nous a remarqués ! Tout le peuple de la jungle nous admire pour notre adresse et notre ruse !
Alors, ils commencèrent leur fuite, et la fuite du Peuple Singe au travers de la patrie des arbres est une chose que personne ne décrira jamais. Ils y ont leurs routes régulières et leurs chemins de traverse, des côtes et des descentes tous tracés à cinquante ou soixante et cent pieds au-dessus du sol, et par lesquelles ils voyagent, même la nuit s’il est nécessaire. Deux des singes les plus forts avaient saisi Mowgli sous les bras, et volaient à travers les cimes des arbres par bonds de vingt pieds à la fois. Eussent-ils été seuls qu’ils auraient avancé deux fois plus vite, mais le poids de l’enfant les retardait. Tout mal à l’aise et pris de vertige qu’il se sentît, Mowgli ne pouvait s’empêcher de jouir de cette course furieuse ; mais il était effrayé d’apercevoir par éclairs le sol si loin au-dessous de lui ; et les terribles chocs et les secousses, au bout de chaque saut qui le balançait à travers le vide, lui mettaient le cœur entre les dents. Son escorte s’élançait avec lui au haut d’un arbre jusqu’à ce qu’il sentît les extrêmes petites branches crépiter et plier sous leur poids ; puis, avec un han guttural, ils se jetaient, décrivaient dans l’air une courbe descendante et se recevaient, en se suspendant par les mains et par les pieds aux branches basses de l’arbre voisin.
Parfois il découvrait des milles et des milles de calme jungle verte, de même qu’un homme au sommet d’un mât peut plonger à des lieues dans l’horizon de la mer ; puis, les branches et les feuilles lui cinglaient le visage, et, tout de suite après, ses deux gardes et lui descendaient presque à toucher terre de nouveau.
C’est ainsi, à renfort de bonds, de fracas, d’ahans, de hurlements, que la tribu tout entière des Bandar-Log filait à travers les routes des arbres, avec Mowgli leur prisonnier.
D’abord, il eut peur qu’on ne le laissât tomber ; puis, il sentit monter la colère. Mais il savait l’inutilité de la lutte, et il se mit à penser. La première chose à faire était d’avertir Baloo et Bagheera, car, au train dont allaient les singes, il savait que ses amis seraient vite distancés. Regarder en bas, cela n’eût servi de rien, car il ne pouvait voir que le dessus des branches ; aussi dirigea-t-il ses yeux en l’air et vit-il, loin dans le bleu, Chil le Vautour en train de planer et de tournoyer au-dessus de la jungle qu’il surveillait dans l’attente de choses à mourir. Chil s’aperçut que les singes portaient il ne savait quoi, et se laissa tomber de quelques centaines de mètres pour voir si leur fardeau était bon à manger. Il siffla de surprise quand il vit Mowgli remorqué à la cime d’un arbre et l’entendit lancer l’appel du vautour :
— Nous sommes du même sang, toi et moi.
Les vagues de branches se refermèrent sur l’enfant ; mais Chil, d’un coup d’aile, se porta au-dessus de l’arbre suivant, assez à temps pour voir remonter de nouveau la petite face brune :
— Relève ma trace, cria Mowgli. Préviens Baloo de la tribu de Seeonee, et Bagheera du Conseil du Rocher.
— Au nom de qui, frère ?
Chil n’avait jamais vu Mowgli auparavant, bien que naturellement il eût entendu parler de lui.
— De Mowgli, la grenouille… le petit d’homme… ils m’appellent !… Relève ma tra… ace !
Les derniers mots furent criés à tue-tête au moment où il se trouvait balancé dans l’air ; mais Chil fit un signe d’assentiment, et s’éleva en ligne perpendiculaire jusqu’à ce qu’il ne parût pas plus gros qu’un grain de sable ; alors, il resta suspendu, suivant du télescope de ses yeux le sillage dans les cimes, tandis que l’escorte de Mowgli y passait en tourbillon.
— Ils ne vont jamais loin, — dit-il avec un petit rire — ils ne font jamais ce qu’ils ont projeté de faire. Toujours prêts, les Bandar-Log, à donner du bec dans les nouveautés. Cette fois, si j’ai bon œil, ils ont mis le bec dans quelque chose qui leur donnera du fil à retordre, car Baloo n’est pas un poussin, et Bagheera peut, je le sais, tuer mieux que des chèvres.
Là-dessus, il se berça sur ses ailes, les pattes ramenées sous lui, et attendit.
Pendant ce temps Baloo et Bagheera se rongeaient de rage et de chagrin. Bagheera grimpait comme jamais de sa vie elle n’avait grimpé, mais les branches minces se brisaient sous son poids, et elle glissait jusqu’en bas, de l’écorce plein les griffes.
— Pourquoi n’as-tu pas averti le petit d’homme ? — rugissait-elle aux oreilles du pauvre Baloo, qui s’était mis en route, de son trot massif, dans l’espoir de rattraper les singes. — Quelle utilité de le tuer de coups, si tu ne l’avais pas averti ?
— Vite !… Ah, vite !… Nous… pouvons encore les rattraper ! haletait Baloo.
— À ce pas !… Il ne forcerait pas une vache blessée. Professeur de la Loi… frappeur d’enfants… un mille à rouler et tanguer de la sorte, et tu éclaterais. Assieds-toi tranquille et réfléchis ! Fais un plan ; ce n’est pas le moment de leur donner la chasse. Ils pourraient le laisser tomber, si nous les suivions de trop près.
— Arrula ! Whoo !… Ils l’ont peut-être laisse tomber déjà, fatigués de le porter. Qui peut se fier aux Bandar-Log ?… Qu’on me mette des chauves-souris mortes sur la tête !… Qu’on me donne des os noirs à ronger !… Qu’on me roule dans les ruches des abeilles sauvages pour que j’y sois piqué à mort, et qu’on m’enterre avec l’hyène, car je suis le plus misérable des ours !… Arrulala ! Wakooa !… Ô Mowgli, Mowgli ! Pourquoi ne t’ai-je pas prémuni contre le Peuple Singe au lieu de te casser la tête ? Qui sait maintenant si mes coups n’ont pas fait fuir de sa mémoire la leçon du jour, et s’il ne se trouvera pas seul dans la jungle sans les maîtres mots ?
Baloo se prit la tête entre les pattes, et se mit à rouler de droite et de gauche en gémissant.
— En tout cas, il m’a récité tous les mots très correctement il y a peu de temps, dit Bagheera avec impatience. Baloo, tu n’as ni mémoire ni respect de toi-même. Que penserait la jungle si moi, la panthère noire, je me roulais en boule comme Sahi, le porc-épic, pour me mettre à hurler.
— Je me moque bien de ce que pense la jungle ! Il est peut-être mort à l’heure qu’il est.
— À moins qu’ils ne l’aient laisse tomber des branches en manière de passe-temps, qu’ils l’aient tué par paresse, ou jusqu’à ce qu’ils le fassent, je n’ai pas peur pour le petit d’homme. Il est sage, il sait quelque chose, et, par-dessus tout, il a ces yeux que craint le peuple de la jungle. Mais, et c’est un grand malheur, il est au pouvoir des Bandar-Log ; et, parce qu’ils vivent dans les arbres, ils ne redoutent personne parmi nous.
Bagheera lécha une de ses pattes de devant pensivement.
— Vieux fou que je suis ! Lourdaud à poil brun, grand fouilleur de racines, — dit Baloo, en se déroulant brusquement ; — c’est vrai ce que dit Hathi, l’éléphant sauvage : À chacun sa crainte. Et eux, les Bandar-Log, craignent Kaa, le serpent de rocher. Il grimpe aussi bien qu’eux. Il vole les jeunes singes dans la nuit. Rien que le murmure de son nom les glace jusqu’au bout de leurs méchantes queues. Allons trouver Kaa.
— Que fera-t-il pour nous ? Il n’est pas de notre tribu, puisqu’il est sans pieds, et…il a les yeux les plus funestes, dit Bagheera.
— Il est aussi vieux que rusé. Par-dessus tout, il a toujours faim, dit Baloo plein d’espoir. Promets-lui beaucoup de chèvres.
— Il dort un mois plein après chaque repas. Il se peut qu’il dorme maintenant, et, fût-il éveillé, qu’il préférerait peut-être tuer lui-même ses chèvres.
Bagheera, qui ne savait pas grand’chose de Kaa, se méfiait naturellement.
— En ce cas, à nous deux, vieux chasseur, nous pourrions lui faire entendre raison.
Là-dessus Baloo frotta le pelage roussi de sa brune épaule contre la panthère, et ils partirent ensemble à la recherche de Kaa, le Python de Rocher.
Ils le trouvèrent étendu sur une saillie de roc que chauffait le soleil de midi, en train d’admirer la magnificence de son habit neuf, car il venait de consacrer dix jours de retraite à changer de peau, et maintenant, il apparaissait dans toute sa splendeur : sa grosse tête camuse dardée au ras du sol, les trente pieds de long de son corps tordus en nœuds et en courbes fantastiques, et se léchant les lèvres à la pensée du dîner à venir.
— Il n’a pas mangé, — dit Baloo, en grognant de soulagement à la vue du somptueux habit marbré de brun et de jaune. — Fais attention, Bagheera ! Il est toujours un peu myope après avoir changé de peau, et très prompt à l’attaque.
Kaa n’était pas un serpent venimeux, — en fait, il méprisait plutôt les serpents venimeux, qu’il tenait pour lâches — mais sa force résidait dans son étreinte, et, une fois qu’il avait enroulé ses anneaux énormes autour de qui que ce fût, il n’y avait plus rien à faire.
— Bonne chasse ! cria Baloo en s’asseyant sur ses hanches.
Comme tous les serpents de son espèce, Kaa était presque sourd, et tout d’abord il n’entendit pas l’appel. Cependant il se leva, prêt à tout événement, la tête basse :
— Bonne chasse pour nous tous, répondit-il enfin. Oh ! oh ! Baloo, que fais-tu ici ?… Bonne chasse, Bagheera… L’un de nous au moins a besoin de nourriture. A-t-on entendu parler de gibier sur pied ? Une biche peut-être, ou même un jeune chevreuil ? Je suis aussi vide qu’un puits à sec.
— Nous sommes en train de chasser, dit Baloo négligemment.
Il savait qu’on ne doit pas presser Kaa. Il est trop gros.
— Permettez-moi de me joindre à vous, dit Kaa. Un coup de patte de plus ou de moins n’est rien pour toi, Bagheera, ni pour toi, Baloo ; alors que moi… moi, il me faut attendre et attendre des jours dans un sentier, et grimper la moitié d’une nuit pour le maigre hasard d’un jeune singe. Psshaw ! Les arbres ne sont plus ce qu’ils étaient dans ma jeunesse. Tous rameaux pourris et branches sèches.
— Il se peut que ton grand poids y soit pour quelque chose, répliqua Baloo.
— Oui, je suis d’une jolie longueur, — d’une jolie longueur, — dit Kaa avec une pointe d’orgueil. Mais malgré tout, c’est la faute de ce bois nouveau. J’ai été bien près de tomber lors de ma dernière prise… bien près en vérité… et, en glissant, car ma queue n’enveloppait pas étroitement l’arbre, j’ai réveillé les Bandar-Log qui m’ont donné les plus vilains noms.
— Cul-de-jatte, ver de terre jaune, — dit Bagheera dans ses moustaches, comme si elle essayait de se souvenir.
— Sssss ! M’ont-ils appelé comme cela ? demanda Kaa.
— C’était quelque chose de la sorte qu’ils nous braillaient à la dernière lune, mais nous n’y avons pas fait attention. Ils disent n’importe quoi… même, par exemple, que tu as perdu tes dents, et que tu n’oses affronter rien de plus gros qu’un chevreau, parce que (ils n’ont vraiment aucune pudeur, ces Bandar-Log)… parce que tu crains les cornes des boucs, continua suavement Bagheera.
Or, un serpent, et surtout un vieux python circonspect de l’espèce de Kaa, montre rarement qu’il est en colère, mais Baloo et Bagheera purent voir les gros muscles engloutisseurs onduler et se gonfler des deux côtés de sa gorge.
— Les Bandar-Log ont changé de terrain, dit-il tranquillement. Quand je suis monté ici au soleil, aujourd’hui, j’ai entendu leurs huées parmi les cimes des arbres.
— Ce sont… ce sont les Bandar-Log que nous suivons en ce moment…, dit Baloo.
Mais les mots s’étranglaient dans sa gorge, car c’était la première fois, à son souvenir, qu’un animal de la jungle avouait s’intéresser aux actes des singes.
— Sans doute, alors, que ce n’est point une petite affaire qui met deux tels chasseurs… chefs dans leur propre jungle, j’en suis certain…, sur la piste des Bandar-Log, — répondit Kaa courtoisement, en enflant de curiosité.
— À vrai dire, commença Baloo, je ne suis rien de plus que le vieux et parfois imprévoyant Professeur de Loi des louveteaux de Seeonee, et Bagheera ici…
— Est Bagheera, dit la panthère noire.
Et ses mâchoires se fermèrent avec un bruit sec, car l’humilité n’était pas son fait.
— Voici l’affaire, Kaa : ces voleurs de noix et ramasseurs de palmes ont emporté notre petit d’homme dont tu as peut-être entendu parler.
— J’ai entendu raconter par Sahi (ses piquants le rendent présomptueux) qu’une sorte d’homme était entré dans un clan de loups, mais je ne l’ai pas cru. Sahi est plein d’histoires à moitié entendues et très mal répétées.
— Eh bien, c’est vrai. Il s’agit d’un petit d’homme comme on n’en a jamais vu, dit Baloo. Le meilleur, le plus sage et le plus hardi des petits d’homme… mon propre élève, qui rendra fameux le nom de Baloo à travers toutes les jungles ; et de plus, je… nous… l’aimons, Kaa.
— Ts ! Ts ! — dit Kaa, en balançant sa tête d’un mouvement de navette. — Moi aussi, j’ai connu la tendresse. Il y a des histoires que je pourrais dire…
— Qu’il faudrait une nuit claire et l’estomac garni pour louer dignement, dit Bagheera avec vivacité. Notre petit d’homme est à l’heure qu’il est entre les mains des Bandar-Log, et nous savons que, de tout le peuple de la jungle, Kaa est le seul qu’ils redoutent.
— Je suis lu seul qu’ils redoutent…Ils ont bien raison, dit Kaa. Bavardage, folie, vanité… Vanité, folie et bavardage ! voilà les singes. Mais, pour une chose humaine, c’est un mauvais hasard de tomber entre leurs mains. Ils se fatiguent vite des noix qu’ils cueillent, et les jettent. Ils promènent une branche une demi-journée, avec l’intention d’en faire de grandes choses, et, tout à coup, ils la cassent en deux. Cet hommeau n’est pas à envier. Ils m’ont appelé aussi Poisson jaune, n’est-ce pas ?
— Ver… ver… ver de terre, dit Bagheera… et bien d’autres choses que je ne peux maintenant répéter, par pudeur.
— Ils ont besoin qu’on leur rapprenne à parler de leur maître, Aaa-ssp ! Ils ont besoin qu’on aide à leur manque de mémoire. En ce moment, où sont ils allés avec le petit ?
— La jungle seule le sait. Vers le soleil couchant je crois, dit Baloo. Nous avions pensé que tu saurais, Kaa.
— Moi ? Comment ?… Je les prends quand ils tombent sur ma route, mais je ne chasse pas les Bandar-Log, pas plus que les grenouilles, ni que l’écume verte sur les trous d’eau… quant à cela. Hsss !
— Ici, en haut ! En haut, en haut ! Hillo ! Illo ! Illo, regardez en l’air, Baloo du Clan des loups de Seeonee.
Baloo leva les yeux pour voir d’où venait la voix, et Chil le Vautour apparut. Il descendait en balayant les airs, et le soleil brillait sur les franges relevées de ses ailes. C’était presque l’heure du coucher pour Chil, mais il avait battu toute l’étendue de la jungle à la recherche de l’Ours, sans pouvoir le découvrir sous l’épais feuillage »
— Qu’est-ce que c’est ? dit Baloo.
— J’ai vu Mowgli au milieu des Bandar-Log. Il m’a prié dé vous le dire. J’ai veillé. Les Bandar-Log l’ont emporté au delà de la rivière, à la cité des singes… aux Grottes froides. Il est possible qu’ils y restent une nuit, dix nuits, une heure. J’ai dit aux chauves-souris de les guetter pendant les heures obscures. Voilà mon message. Bonne chasse, vous tous en bas !
— Pleine gorge et profond sommeil, Chil, cria Bagheera. Je me souviendrai de toi à ma prochaine prise et mettrai de côté la tête pour toi seul… ô le meilleur des vautours !
— Pas la peine… Pas la peine… L’enfant avait le Maître Mot. Je ne pouvais rien faire de moins.
Et Chil remonta en décrivant un cercle pour regagner son aire.
— Il n’a pas oublié de se servir de sa langue — dit Baloo avec un petit rire d’orgueil. — Si jeune et se souvenir du Maître Mot même des oiseaux tandis qu’on est traîné à travers les arbres !
— On le lui avait enfoncé assez ferme dans la tête, dit Bagheera. Mais je suis fière de lui… Et maintenant, il nous faut aller aux Grottes froides.
Ils savaient tous où se trouvait l’endroit, mais peu y étaient jamais allés parmi le peuple de la jungle. Ce qu’ils appelaient en effet les Grottes froides était une vieille ville abandonnée, perdue et enfouie dans la jungle ; et les bêtes fréquentent rarement un endroit que les hommes ont déjà fréquenté. Il arrive bien au sanglier de le faire, mais jamais les tribus qui chassent. En outre, les singes y habitaient, autant qu’ils peuvent passer pour habiter quelque part, et nul animal qui se respecte n’en aurait approché à portée de regard, sauf en temps de sécheresse, quand les citernes et les réservoirs à demi ruinés contenaient encore un peu d’eau.
— C’est un voyage d’une demi-nuit,… à toute vitesse, dit Bagheera.
Et Baloo prit un air préoccupé :
— J’irai aussi vite que je peux, dit-il anxieusement.
— Nous n’osons pas t’attendre. Suis-nous, Baloo. Il nous faut filer d’un pied leste… Kaa et moi.
— Avec ou sans pieds, je marcherai de pair avec toi sur tes quatre, dit Kaa sèchement.
Baloo fit un effort pour se hâter, mais il dut s’asseoir en soufflant, aussi, le laissèrent-ils venir plus tard, et Bagheera pressa-t-elle vers le but son rapide galop de panthère. Kaa ne disait rien, mais quelque effort que fît Bagheera, l’énorme Python de rocher se tenait à son niveau. Au passage d’un torrent de montagne, Bagheera prit de l’avance, parce qu’elle le franchit d’un bond tandis que Kaa traversait à la nage, la tête et deux pieds de cou hors de l’eau, mais, sur terrain égal, Kaa rattrapa la distance.
— Par la Serrure brisée qui m’a faite libre, — dit Bagheera, lorsque fut descendu le crépuscule, — tu n’es pas un petit marcheur !
— J’ai faim, dit Kaa. En outre, ils m’ont appelé grenouille mouchetée.
— Ver… ver de terre,… et jaune, par-dessus le marché.
— C’est tout un. Allons.
Et Kaa semblait se répandre lui-même sur le sol où ses yeux sûrs choisissaient la route la plus courte qu’il savait garder.
Dans les Grottes froides, le Peuple Singe ne songeait nullement aux amis de Mowgli. Ils avaient apporté l’enfant à la Ville-Perdue, et se trouvaient pour le moment très satisfaits d’eux-mêmes. Mowgli n’avait jamais vu de ville hindoue auparavant, et, bien que celle-ci ne fût guère qu’un amoncellement de ruines, le spectacle lui parut aussi splendide qu’étonnant. Quelque roi l’avait bâtie, au temps jadis, sur une petite colline. On pouvait encore discerner les chaussées de pierre qui conduisaient aux portes en ruines où de derniers éclats de bois pendaient aux gonds rongés de rouille. Des arbres avaient poussé entre les pierres des murs, les créneaux étaient tombés et s’effritaient par terre, des lianes sauvages, aux fenêtres des tours, se balançaient en grosses touffes le long des murs.
Un grand palais sans toit couronnait la colline, le marbre des cours d’honneur et des fontaines se fendait, tout taché de rouge et de vert, et les galets mêmes des cours où habitaient naguère les éléphants du roi avaient été soulevés et écartés par les herbes et les jeunes arbres. Du palais, on pouvait voir les innombrables rangées de maisons sans toits qui composaient la ville, semblables à des rayons de miel vides remplis de ténèbres ; le bloc de pierre informe qui avait été une idole, sur la place où se rencontraient quatre routes ; les puits et les rigoles aux coins des rues où se trouvaient jadis les réservoirs publics, et les dômes brisés des temples avec les figuiers sauvages qui sortaient de leurs flancs.
Les singes appelaient ce lieu leur cité, et affectaient de mépriser le peuple de la jungle parce qu’il vit dans la forêt. Et cependant, ils ne savaient jamais à quel usage avaient été destinés les édifices ni comment s’en servir. Ils s’asseyaient en cercles dans le vestibule conduisant à la chambre du conseil royal, grattaient leurs puces, et prétendaient être des hommes ; ou bien ils couraient au travers des maisons sans toits, ramassaient dans un coin des plâtras et de vieilles briques, puis oubliaient où ils les avaient cachés ; ou bien ils se battaient, ils criaient, ils se bousculaient en foule, puis, cessaient tout à coup pour jouer du haut en bas des terrasses, dans les jardins du roi où ils secouaient les rosiers et les orangers pour le plaisir d’en voir tomber les fruits et les fleurs. Ils exploraient tous les passages, tous les souterrains du palais et les centaines de petites chambres obscures, mais ils ne se rappelaient jamais ce qu’ils avaient vu ou pas ; et ils erraient ainsi au hasard, un par un, deux par deux, ou par groupes, en se disant l’un à l’autre qu’ils faisaient comme les hommes. Ils buvaient aux réservoirs dont ils troublaient l’eau, et se battaient pour en approcher, puis s’élançaient tous ensemble en masses compactes et criaient :
— Il n’y a personne dans la jungle d’aussi sage, d’aussi bon, d’aussi intelligent, d’aussi fort et d’aussi doux que les Bandar-Log.
Ensuite ils recommençaient jusqu’à ce que, fatigués de la ville, ils retournassent aux cimes des arbres, dans l’espoir que le peuple de la jungle les remarquerait.
Mowgli, qui avait été élevé sous la Loi de la Jungle, n’aimait ni ne comprenait ce genre de vie. Il était tard dans l’après-midi quand les singes, le traînant, arrivèrent aux Grottes Froides. Et, au lieu d’aller dormir, comme Mowgli l’aurait fait après un long voyage, ils se prirent par la main, et se mirent à danser en chantant leurs plus folles chansons. Un des singes fit un discours, et dit à ses compagnons que la capture de Mowgli marquait une nouvelle étape dans l’histoire des Bandar-Log, car il allait leur montrer comment on entrelaçait des branches et des roseaux pour s’en faire un abri contre la pluie et le vent. Mowgli cueillit quelques lianes et se mit à les tresser ; les singes essayèrent de l’imiter, mais, au bout de quelques minutes, ils n’y prenaient déjà plus d’intérêt et se mirent à tirer les queues de leurs camarades, ou à sauter des quatre pattes en toussant.
— Je voudrais manger, dit Mowgli. Je suis un étranger dans cette partie de la jungle. Apportez-moi de la nourriture, ou permettez-moi de chasser ici.
Vingt ou trente singes bondirent au dehors pour lui rapporter des noix et des pawpaws sauvages ; mais ils se mirent à se battre en route, et cela leur eût donné trop de peine de revenir avec ce qui restait de fruits. Mowgli était endolori et furieux autant qu’affamé, et il errait dans la cité vide, lançant de temps à autre le cri de chasse des étrangers, mais personne ne lui répondait, et il pensait qu’en vérité c’était un mauvais gîte qu’il avait atteint là.
— Tout ce qu’a dit Baloo au sujet des Bandar-Log est vrai, songeait-il en lui-même. Ils sont sans loi, sans cri de chasse, et sans chefs… rien qu’en mots absurdes et en petites mains adroites et pillardes. De sorte que si je meurs de faim ou suis tué en cet endroit, ce sera par ma propre faute. Mais il faut que j’essaie de retourner dans ma jungle. Baloo me battra sûrement, mais cela vaudra mieux que de faire la chasse à des billevesées en compagnie des Bandar-Log.
À peine se dirigeait-il vers le mur de la ville, que les singes le tirèrent en arrière, en lui disant qu’il ne connaissait pas son bonheur, et en le pinçant pour lui donner de la reconnaissance. Il serra les dents et ne dit rien, mais marcha, parmi le tumulte des singes braillants, jusqu’à une terrasse qui dominait les réservoirs de grès rouge à demi remplis d’eau de pluie. Au centre de la terrasse, se dressaient les ruines d’un pavillon, tout de marbre blanc, bâti pour des reines mortes depuis cent ans. Le toit, en forme de dôme, s’était écroulé à demi et bouchait le passage souterrain par lequel les reines avaient coutume de venir du palais. Mais les murs étaient faits d’écrans de marbre découpés, merveilleux ouvrage d’entrelacs blancs comme le lait, incrustés d’agates, de cornalines, de jaspe et de lapis-lazuli ; et lorsque la lune se montra par-dessus la montagne, elle brilla au travers du lacis ajouré, projetant sur le sol des ombres semblables à une broderie de velours noir.
Tout meurtri, las et affamé qu’il fût, Mowgli ne put, malgré tout, s’empêcher de rire quand les Bandar-Log se mirent, par vingt à la fois, à lui dire combien ils étaient grands, sages, forts et doux, et quelle folie c’était à lui de vouloir les quitter.
— Nous sommes grands. Nous sommes libres. Nous sommes étonnants. Nous sommes le peuple le plus étonnant de toute la jungle ! Nous le disons tous, aussi, ce doit-il être vrai, criaient-ils. Maintenant, comme tu nous entends pour la première fois, et que tu es à même de rapporter nos paroles au peuple de la jungle afin qu’il nous remarque dans l’avenir, nous te dirons tout ce qui concerne nos excellentes personnes.
Mowgli ne fit aucune objection, et les singes se rassemblèrent par centaines et centaines sur la terrasse pour écouter leurs propres orateurs chanter les louanges des Bandar-Log, et, toutes les fois qu’un orateur s’arrêtait par manque de respiration, ils criaient tous ensemble :
— C’est vrai, nous sommes tous du même avis.
Mowgli hochait la tête, battait des paupières et disait : Oui, quand ils lui posaient une question ; mais, tant de bruit lui donnait le vestige.
— Tabaqui, le chacal, doit avoir mordu tous ces gens, se disait-il, et maintenant ils ont la rage. Certainement c’est la dewanee, la folie. Ne dorment-ils donc jamais ?… Tiens, voici un nuage sur cette lune de malheur. Si c’était seulement un nuage assez gros pour que je puisse tenter de me sauver dans l’obscurité. Mais… je suis si las !
Deux fidèles guettaient le même nuage du fond du fossé en ruines, au bas du mur de la ville ; car Bagheera et Kaa, sachant bien le danger que présentait le Peuple Singe en masse, ne voulaient pas courir de risques inutiles. Les singes ne luttent jamais à moins d’être cent contre un, et peu de monde, dans la jungle, tient à jouer semblable partie.
— Je vais aller au mur de l’ouest, murmura Kaa, et fondre sur eux brusquement à la faveur du sol en pente. Ils ne se jetteront pas sur mon dos, à moi, malgré leur nombre, mais…
— Je le sais, dit Bagheera Que Baloo n’est-il ici ! Mais il faut faire ce qu’on peut. Quand ce nuage va couvrir la lune, j’irai vers la terrasse : ils tiennent là une sorte de conseil au sujet de l’enfant.
— Bonne chasse, dit Kaa d’un air farouche.
Et il glissa vers le mur de l’ouest. C’était le moins en ruines, et le gros serpent perdit quelque temps à trouver un chemin pour atteindre le haut des pierres. Le nuage cachait la lune, et comme Mowgli se demandait ce qui allait arriver, il entendit le pas léger de Bagheera sur la terrasse. La panthère noire avait gravi le talus presque sans bruit, et, sachant qu’il ne fallait pas perdre son temps à mordre, frappait autour d’elle de droite et de gauche parmi les singes assis autour de Mowgli en cercles de cinquante et soixante rangs d’épaisseur. Il y eut un hurlement d’effroi et de rage, et, comme Bagheera trébuchait sur les corps qui roulaient en se débattant sous elle, un singe cria :
— Il n’y en a qu’un ici ! Tuez ! tue !
Une mêlée confuse de singes, mordant, griffant, déchirant, arrachant, se referma sur Bagheera, pendant que cinq ou six d’entre eux, s’emparant de Mowgli, le remorquaient jusqu’en haut du pavillon et le poussaient par le trou du dôme brisé. Un enfant élevé par les hommes se serait affreusement meurtri, car la chute mesurait quinze bons pieds, mais Mowgli tomba comme Baloo lui avait appris à tomber, et toucha le sol les pieds les premiers.
— Reste ici, crièrent les singes, jusqu’à ce que nous ayons tué tes amis, et plus tard nous reviendrons jouer avec toi… si le Peuple Venimeux te laisse en vie.
— Nous sommes du même sang, vous et moi, — dit vivement Mowgli en lançant l’appel des serpents. Il put entendre un frémissement et des sifflements dans les décombres tout autour de lui, et il lança l’appel une seconde fois pour être sûr.
— Bien, ssso… ! À bas les capuchons, vous tous ! — dirent une demi-douzaine de voix basses (toute ruine dans l’Inde devient tôt ou tard un repaire de serpents, et le vieux pavillon grouillait de cobras). — Reste tranquille, petit frère, car tes pieds pourraient nous faire mal.
Mowgli se tint immobile autant qu’il lui fut possible, épiant à travers le réseau de marbre, et prêtant l’oreille au furieux tapage où luttait la panthère noire : hurlements, glapissements, bousculades, que dominait le râle rauque et profond de Bagheera, tandis qu’elle rompait, fonçait, plongeait et virait sous les tas compacts de ses ennemis. Pour la première fois, depuis sa naissance, Bagheera luttait pour défendre sa vie.
— Baloo doit être près ; Bagheera ne serait pas venue seule, pensait Mowgli.
Et il cria à haute voix : — Au réservoir ! Bagheera. Gagne les citernes. Gagne-les et plonge ! Vers l’eau !
Bagheera entendit, et le cri qui lui apprenait le salut de Mowgli lui rendit un nouveau courage. Elle s’ouvrit un chemin, avec des efforts désespérés, pouce par pouce, droit dans la direction des réservoirs, avançant péniblement en silence. Alors, du mur en ruines le plus voisin de la jungle, s’éleva, comme un roulement, le cri de guerre de Baloo. Le vieil ours avait fait de son mieux, mais il n’avait pu arriver plus tôt.
— Bagheera, cria-t-il, me voici. Je grimpe ! Je me hâte ! Ahuwora ! Les pierres glissent sous mes pieds ! Attendez, j’arrive, ô très infâmes Bandar-Log !
Il n’apparut, haletant au haut de la terrasse, que pour disparaître jusqu’à la tête sous une vague de singes ; mais il se cala carrément sur ses hanches, et, ouvrant ses pattes de devant, il en étreignit autant qu’il en pouvait tenir et se mit à cogner d’un mouvement régulier : bat… bat… bat, qu’on eût pris pour le rythme cadencé d’une roue à aubes. Un bruit de chute et d’eau rejaillissante avertit Mowgli que Bagheera s’était fait un chemin jusqu’au réservoir où les singes ne pouvaient suivre. La panthère resta là, suffoquant, la tête juste hors de l’eau, tandis que les singes, échelonnés sur les marches rouges, par trois rangs de profondeur dansaient de rage de haut en bas, prêts à l’attaquer de tous les côtés à la fois, si elle faisait mine de sortir pour venir au secours de Baloo. Ce fut alors que Bagheera souleva son menton tout dégouttant d’eau, et, de désespoir, lança l’appel des serpents pour demander protection :
— Nous sommes du même sang, vous et moi.
Kaa, croyait-elle, avait tourné queue à la dernière minute. Et Baloo, à demi suffoqué sous les singes au bord de la terrasse, ne put retenir un ricanement en entendant la panthère noire appeler à l’aide.
Kaa venait à peine de se frayer une route par-dessus le mur de l’ouest, prenant terre d’un effort qui délogea une des pierres du faîte pour l’envoyer rouler dans le fossé. Il n’avait pas l’intention de perdre aucun des avantages du terrain ; aussi se roula-t-il et déroula-t-il une ou deux fois, pour être sûr que chaque pied de son long corps était en condition. Pendant ce temps, la lutte avec Baloo continuait, les singes glapissaient dans le réservoir autour de Bagheera, et Mang, la chauve-souris, volant de-ci de-là, portait la nouvelle de la grande bataille à travers la jungle, si bien que Hathi, l’éléphant sauvage lui-même, se mit à barrisser et que, très loin, des bandes de singes dispersées, que le bruit réveillait, accoururent, en bondissant à travers les routes des arbres, à l’aide de leurs camarades des Grottes Froides, et que le fracas de la lutte effaroucha tous les oiseaux du jour à des milles à la ronde.
Alors vint Kaa, tout droit, rapidement, avec la hâte de tuer. La puissance de combat d’un python réside dans le choc de sa tête appuyée de toute la force et de tout le poids de son corps. Si vous pouvez imaginer une lance, ou un bélier, ou un marteau lourd d’à peu près une demi-tonne, conduit et habité par une volonté froide et calme, vous pouvez grossièrement vous figurer à quoi ressemblait Kaa dans le combat. Un python de quatre ou cinq pieds peut renverser un homme s’il le frappe en pleine poitrine ; or, Kaa, vous le savez, avait trente pieds de long. Son premier coup fut donné au cœur même de la masse des singes qui s’acharnaient sur Baloo, envoyé à son but bouche close et sans bruit. Il n’y en eut pas besoin d’un second. Les singes se dispersèrent aux cris de :
— Kaa ! C’est Kaa ! Fuyez ! Fuyez ! …
Depuis des générations les singes avaient été tenus en respect par l’épouvante où les plongeaient les histoires de leurs aînés à propos de Kaa, le voleur nocturne, qui glisse le long des branches aussi doucement que s’étend la mousse, et enlève aisément le singe le plus vigoureux ; du vieux Kaa, qui peut se rendre tellement pareil à une branche morte ou à une souche pourrie que les plus avisés s’y laissent prendre, jusqu’à ce que la branche les saisisse. Kaa était tout ce que craignaient les singes dans la jungle, car aucun d’eux ne savait où s’arrêtait son pouvoir, aucun d’eux ne pouvait le regarder en face, et aucun d’eux n’était jamais sorti vivant de son étreinte.
Aussi fuyaient-ils, en bégayant de terreur, sur les murs et les toits des maisons, tandis que Baloo poussait un profond soupir de soulagement. Quoique sa fourrure fût beaucoup plus épaisse que celle de Bagheera, il avait cruellement souffert de la lutte. Alors, Kaa ouvrit la bouche pour la première fois : un long mot siffla, et les singes qui, au loin, se pressaient de venir à la défense des Grottes Froides, s’arrêtèrent où ils étaient, cloués par l’épouvante, tandis que les branches qu’ils chargeaient pliaient et craquaient sous leur poids. Les singes, sur les murs et les maisons vides, turent subitement leurs cris, et, dans le silence qui tomba sur la cité, Mowgli entendit Bagheera secouer ses flancs humides en sortant du réservoir. Puis, la clameur recommença. Les singes bondirent plus haut sur les murs ; ils se cramponnèrent aux cous des grandes idoles de pierre, et poussèrent des cris perçants en sautillant le long des créneaux, tandis que Mowgli, qui dansait de joie dans le pavillon, collait son œil aux jours du marbre et huait à la façon des hiboux, entre ses dents de devant, pour se moquer et montrer son mépris,
— Remonte le petit d’homme par la trappe ; je ne peux pas faire davantage, haleta Bagheera. Prenons le petit d’homme, et fuyons. Ils pourraient nous attaquer de nouveau.
— Ils ne bougeront plus, jusqu’à ce que je le leur ordonne. Restez. Sssso !
Kaa siffla, et le silence se répandit une fois de plus sur la cité.
— Je ne pouvais pas venir plus tôt, camarade… mais… j’ai cru en vérité t’entendre appeler…
Cela s’adressait à Bagheera.
— Je… je peux avoir crié dans la lutte, répondit Bagheera. Baloo, es-tu blessé ?
— Je ne suis pas sûr qu’ils ne m’aient pas taillé en cent petits oursons, — dit Baloo en secouant gravement ses pattes l’une après l’autre. — Wow ! Je suis moulu. Kaa, nous te devons, je pense, la vie… Bagheera et moi.
— Peu importe. Où est l’hommeau ?
— Ici, dans une trappe ; je ne peux pas grimper, cria Mowgli.
La courbe du dôme écroulé s’arrondissait sur sa tête.
— Emmenez-le ! Il danse comme Mor, le paon. Il va écraser nos petits, dirent les cobras de l’intérieur.
— Ah ! ah ! — dit Kaa avec un petit rire ; — il a des amis partout, cet hommeau ! Recule-toi, petit ; et cachez-vous, Peuple du Poison. Je vais briser le mur.
Kaa examina la maçonnerie avec soin, jusqu’à ce qu’il découvrît, dans le réseau du marbre, une lézarde plus pâle dénotant un point faible. Il donna deux ou trois légers coups de tête pour se rendre compte de la distance ; puis, élevant six pieds de son corps au-dessus du sol, il lança de toutes ses forces, le nez en avant, une demi-douzaine de coups de bélier. Le travail à jour céda, s’émietta en un nuage de poussière et de gravats, et Mowgli se jeta d’un bond par l’ouverture entre Baloo et Bagheera… un bras passé autour de chaque gros cou.
— Es-tu blessé ? — demanda Baloo, en le serrant doucement.
— Je suis meurtri, j’ai faim, et je ne suis pas moulu à moitié. Mais… oh !… ils vous ont cruellement malmenés, mes frères. Vous saignez.
— Il y en a d’autres, — dit Bagheera en se léchant les lèvres, et en regardant les singes morts sur la terrasse et autour du réservoir.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, si tu es sauf, ô mon orgueil entre toutes les petites grenouilles ! pleura Baloo.
— Nous jugerons de cela plus tard, — dit Bagheera d’un ton sec qui ne plut pas du tout à Mowgli. — Mais voici Kaa, auquel nous devons l’issue de la bataille, et toi, la vie. Remercie-le suivant nos coutumes, Mowgli.
Mowgli se tourna, et vit la tête du grand Python qui oscillait à un pied au-dessus de la sienne.
— Ainsi, c’est là cet hommeau, dit Kaa. Sa peau est très douce, et il ne diffère pas beaucoup des Bandar-Log. Aie soin, petit, que je ne te prenne jamais pour un singe par quelque crépuscule où j’aie nouvellement changé d’habit.
— Nous sommes du même sang, toi et moi, répondit Mowgli. Je te dois la vie, cette nuit. Ma proie sera ta proie, si jamais tu as faim, ô Kaa !
— Tous mes remerciements, petit frère, dit Kaa, dont l’œil narquois brillait. Et que peut tuer un si hardi chasseur ? Je demande à suivre la prochaine fois qu’il se mettra en campagne.
— Je ne tue rien…, je suis trop petit…, mais je rabats les chèvres au-devant de ceux qui savent s’en servir. Quand tu te sentiras vide, viens à moi, et tu verras si je dis la vérité. J’ai quelque habileté grâce à ceci — il montra ses mains — et si jamais tu tombes dans un piège, je peux payer la dette que je te dois, ainsi que celle que je dois à Bagheera et à Baloo ici présents. Bonne chasse à vous tous, mes maîtres.
— Bien dit ! grommela Baloo..
Car Mowgli avait joliment tourné ses remerciements.
Le Python laissa tomber légèrement sa tête, pour une minute, sur l’épaule de Mowgli.
— Cœur brave, et langue courtoise, dit-il, ils te conduiront loin dans la jungle, petit… Mais maintenant, va-t’en vite avec tes amis. Va-t’en dormir, car la lune se couche, et il vaut mieux que tu ne voies pas ce qui va suivre.
La lune s’enfonçait derrière les collines, et les rangs de singes tremblants, pressés les uns contre les autres sur les murs et les créneaux, paraissaient comme des franges grelottantes et déchiquetées. Baloo descendit au réservoir pour y boire, et Bagheera commença à mettre de l’ordre dans sa fourrure, tandis que Kaa rampait vers le centre de la terrasse et fermait ses mâchoires d’un claquement sonore qui attirait sur lui les yeux de tous les singes.
— La lune se couche, dit-il. Y a-t-il encore assez de lumière pour voir ?
Des murs vint un gémissement comme celui du vent à la pointe des arbres :
— Nous voyons, ô Kaa !
— Bien. Et maintenant, voici la danse… la danse de la Faim de Kaa. Restez tranquilles et regardez !
Il se roula deux ou trois fois en un grand cercle, en agitant sa tête de droite et de gauche d’un mouvement de navette. Puis il se mit à faire des boucles et des huit avec son corps, des triangles visqueux qui se fondaient en carrés mous, en pentagones, en tertres mouvants, tout cela sans se reposer, sans se hâter, sans jamais interrompre le sourd bourdonnement de sa chanson. La nuit se faisait de plus en plus noire ; bientôt, on ne distingua plus la lente et changeante ondulation du corps, mais on pouvait entendre le bruissement des écailles.
Baloo et Bagheera se tenaient immobiles comme des pierres, des grognements au fond de la gorge, le cou hérissé, et Mowgli regardait tout étonné.
— Bandar-Log — dit enfin la voix de Kaa, — pouvez-vous bouger mains ou pieds sans mon ordre ? Parlez !
— Sans ton ordre nous ne pouvons bouger ni pieds ni mains, ô Kaa !
— Bien ! Approchez d’un pas plus près de moi.
Les rangs des singes, irrésistiblement, ondulèrent en avant, et Baloo et Bagheera firent avec eux un pas raide.
— Plus près ! siffla Kaa.
Et tous entrèrent en mouvement de nouveau.
Mowgli posa ses mains sur Baloo et sur Bagheera pour les entraîner au loin, et les deux grosses bêtes tressaillirent comme si on les eût réveillées au milieu d’un rêve.
— Laisse ta main sur mon épaule, murmura Bagheera. Laisse-la, ou je vais être obligée de retourner… de retourner vers Kaa. Aah ! --
Mais ce n’est que le vieux Kaa en train de faire des ronds dans la poussière, dit Mowgli, allons-nous-en.
Et tous trois se glissèrent à travers une brèche des murs pour gagner la jungle.
— Whoof ! — dit Baloo, quand il se retrouva dans la calme atmosphère des arbres. — Jamais plus je ne ferai un allié de Kaa.
Et il se secoua du haut en bas.
— Il en sait plus que nous, — dit Bagheera, en frissonnant — Un peu plus, si j’étais restée, je marchais dans sa gueule.
— Plus d’un prendra cette route avant que la lune se lève de nouveau, dit Baloo. Il fera bonne chasse… à sa manière.
— Mais qu’est-ce que tout cela signifiait ? — dit Mowgli, qui ne savait rien de la puissance de fascination du python. — Je n’ai rien vu de plus qu’un gros serpent en train de faire des ronds ridicules, jusqu’à ce qu’il fît noir. Et son nez était tout abîmé. Oh ! Oh !
— Mowgli, — dit Bagheera avec irritation, — son nez était abîmé à cause de toi, comme c’est à cause de toi que sont déchirés mes oreilles et mes flancs et mes pattes, ainsi que le mufle et les épaules de Baloo. Ni Baloo ni Bagheera ne seront en humeur de chasser avec plaisir pendant de longs jours.
— Ce n’est rien, dit Baloo, nous sommes rentrés en possession du petit d’homme.
— C’est vrai, mais il nous coûte cher ; il nous a coûté du temps qu’on aurait pu passer en chasses utiles, des blessures, du poil (je suis à moitié pelée tout le long du dos) et enfin de l’honneur. Je dis de l’honneur, car rappelle-toi, Mowgli, que moi, la panthère noire, j’ai été forcée d’appeler Kaa à l’aide, et que tu nous as vus, Baloo et moi, demeurer stupides comme de petits oiseaux devant la Danse de la Faim. Tout ceci, petit d’homme, vient de tes jeux avec les Bandar-Log.
— C’est vrai, c’est vrai, dit Mowgli avec chagrin. Je suis un vilain petit d’homme, et je me sens le cœur bien triste.
— Hum ! Que dit la Loi de la Jungle, Baloo ?
Baloo ne voulait pas accabler Mowgli, mais il ne pouvait prendre de tempéraments avec la loi ; aussi mâchonna-t-il :
— Chagrin n’est pas punition. Mais souviens-t’en, Bagheera… il est tout petit !
— Je m’en souviendrai ; mais il a mal fait, et les coups méritent maintenant des coups. Mowgli, as-tu quelque chose à dire ?
— Rien. J’ai eu tort. Baloo et toi, vous êtes blessés. C’est juste.
Bagheera lui donna une demi-douzaine de tapes, amicales pour une panthère (elles auraient à peine réveillé un de ses propres petits), mais qui furent pour un enfant de sept ans une correction aussi sévère qu’on pourrait souhaiter d’en éviter. Quand ce fut fini, Mowgli éternua, et tâcha de se reprendre, sans un mot.
— Maintenant, dit Bagheera, saute sur mon dos, petit frère, et retournons à la maison.
Une des beautés de la Loi de la Jungle, c’est que la punition règle tous les comptes. C’en est fini après de toutes tracasseries.
Mowgli laissa tomber sa tête sur le dos de Bagheera, et s’endormit si profondément qu’il ne s’éveilla même pas lorsqu’on le déposa dans la caverne de ses frères.
CHANSON DE ROUTE
DES BANDAR-LOG
Voyez-nous passer festonnant la brume
À mi-chemin de la jalouse lune !
N’enviez-vous pas nos libres tribus ?
Que penseriez-vous de deux mains de plus ?
N’aimeriez-vous pas cette queue au tour
Plus harmonieux que l’arc de l’Amour ? …
Vous vous fâchez ? …Ça n’est pas important,
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Sur la branche haute en rangs nous rêvons
À de beaux secrets que seuls nous savons,
Songeant aux exploits que le monde espère,
Et qu’à l’instant notre génie opère,
Quelque chose de noble et sage fait
De par la vertu d’un simple souhait…
Quoi ? … Je ne sais plus… Était-ce important ?
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Tous les différents langages ou cris
D’oiseau, de reptile ou de fauve appris,
Plume, écaille, poil, chants de plaine ou bois.
Jacassons-les vite et tous à la fois !
Excellent ! Parfait ! Voilà que nous sommes
Maintenant pareils tout à fait aux hommes !
Jouons à l’homme… est-ce bien important ?
Frère, regarde ta queue
Qui pend !
Le peuple-singe est étonnant.
Venez ! Notre essaim, bondissant dans les grands bois, monte et descend
En fusée aux sommets légers où mûrit le raisin sauvage,
Par le bois mort que nous cassons et le beau bruit que nous faisons,
Oh, soyez sûrs que nous allons consommer un sublime ouvrage !
« AU TIGRE, AU TIGRE ! »
Reviens-tu content, chasseur fier ?
Frère, à l’affût j’eus froid hier.
C’est ton gibier que j’aperçois ?
Frère, il broute encore sous bois.
Où donc ta force et ton orgueil ?
Frère, ils ont fui mon cœur en deuil.
Si vite pourquoi donc courir ?
Frère, à mon trou je vais mourir.
Quand Mowgli quitta la caverne du loup, après sa querelle avec le clan au Rocher du Conseil, il descendit aux terres cultivées où habitaient les villageois, mais il ne voulut pas s’y arrêter : la jungle était trop proche, et il savait qu’il s’était fait au moins un ennemi dangereux au Conseil. Il continua sa course par le chemin raboteux qui descendait la vallée ; il le suivit au grand trot, d’une seule traite, environ vingt milles, et parvint à une contrée qu’il ne connaissait pas. La vallée s’ouvrait sur une grande plaine parsemée de rochers et coupée de ravins. À un bout se trouvait un petit village, et à l’autre l’épaisse jungle s’abaissait rapidement vers les pâturages et s’y arrêtait net, comme si on l’eût coupée d’un coup de bêche. Partout dans la plaine les bœufs et les buffles paissaient, et, quand les petits garçons qui sont chargés de la garde des troupeaux aperçurent Mowgli, ils poussèrent des cris et se sauvèrent, et les chiens parias jaunes, qui errent toujours autour d’un village hindou, se mirent à aboyer. Mowgli avança, car il se sentait très faim, et en arrivant à la barrière du village, il vit le gros buisson épineux, que l’on tirait devant, chaque jour au crépuscule, poussé sur l’un des côtés.
— Hum ! — dit-il, car il avait rencontré plus d’une de ces barricades dans ses expéditions nocturnes en quête de choses à manger.
— Ainsi, les hommes craignent le peuple de la jungle même ici !
Il s’assit près de la barrière, et au premier homme qui sortit, il se leva, ouvrit la bouche, et en désigna du doigt le fond, pour indiquer qu’il avait besoin de nourriture. L’homme écarquilla les yeux, et remonta en courant l’unique rue du village, appelant le prêtre, qui était un gros homme vêtu de blanc avec une marque rouge et jaune sur le front. Le prêtre vint à la barrière, et, avec lui, plus de cent personnes écarquillant aussi les yeux, parlant, criant et se montrant Mowgli du doigt.
— Ils n’ont point de façons, ces gens qu’on appelle des hommes ! se dit Mowgli. Il n’y a que le singe gris capable de se conduire comme ils le font.
Et il rejeta en arrière ses longs cheveux et fronça le sourcil en regardant la foule.
— Qu’y a-t-il là d’effrayant ? dit le prêtre. Regardez les marques de ses bras et de ses jambes. Ce sont les morsures des loups. Ce n’est qu’un enfant-loup échappé de la jungle.
Naturellement, en jouant avec lui, les petits loups avaient souvent mordu Mowgli plus fort qu’ils ne voulaient, et il avait les jambes et les bras couverts de balafres blanches. Mais il eût été la dernière personne du monde à nommer cela des morsures, car il savait, lui, ce que mordre veut dire.
— Arré ! Arré ! — crièrent en même temps deux ou trois femmes. — Mordu par les loups, pauvre enfant ! C’est un beau garçon. Il a les yeux comme du feu. Parole d’honneur, Messua, il ressemble à ton garçon qui fut enlevé par le tigre.
— Laissez-moi voir ! dit une femme qui portait de lourds anneaux de cuivre aux poignets et aux chevilles.
Et elle étendit la main au-dessus de ses yeux pour regarder attentivement Mowgli.
— C’est vrai. Il est plus maigre, mais il a tout à fait le regard de mon garçon.
Le prêtre était un habile homme, et il savait que Messua était la femme du plus riche habitant de l’endroit. Il leva les yeux au ciel pendant une minute, et dit solennellement :
— Ce que la jungle a pris, la jungle l’a rendu. Emmène ce garçon chez toi, ma sœur, et n’oublie pas d’honorer le prêtre qui voit si loin dans la vie des hommes.
— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en lui-même, du diable si, avec toutes ces paroles, on ne se croirait pas à un autre examen du clan ! Allons, puisque je suis un homme, il faut me conduire en homme.
La foule se dispersa en même temps que la femme faisait signe à Mowgli de venir dans sa hutte, où il y avait un lit laqué de rouge, un large coffre à grains en terre cuite, orné de curieux dessins en relief, une demi-douzaine de casseroles en cuivre, l’image d’un dieu hindou dans une petite niche, et, sur le mur, un vrai miroir, tel qu’il s’en trouve pour huit sous dans les foires de campagne.
Elle lui donna un grand verre de lait et du pain, puis elle lui posa la main sur la tête et le regarda au fond des yeux… Elle pensait que peut-être c’était là son fils, son fils revenu de la jungle où le tigre l’avait emporté. Aussi lui dit-elle :
— Nathoo, Nathoo !…
Mowgli ne parut pas connaître ce nom.
— Ne te rappelles-tu pas le jour où je t’ai donné des souliers neufs ?
Elle toucha ses pieds, ils étaient presque aussi durs que de la corne.
— Non, fit-elle avec tristesse : ces pieds-là n’ont jamais porté de souliers ; mais tu ressembles tout à fait à mon Nathoo, et tu seras mon fils.
Mowgli éprouvait un malaise, parce qu’il n’avait jamais de sa vie été sous un toit ; mais, en regardant le chaume, il s’aperçut qu’il pourrait l’arracher toutes les fois qu’il voudrait s’en aller ; et, d’ailleurs, la fenêtre ne fermait pas.
— Puis, il se dit : À quoi bon être homme, si on ne comprend pas le langage de l’homme ? À l’heure qu’il est, je suis aussi niais et aussi muet que le serait un homme avec nous dans la jungle. Il faut que je parle leur langage.
Ce n’était pas seulement par jeu qu’il avait appris, pendant qu’il vivait avec les loups, à imiter l’appel du chevreuil dans la jungle, et le grognement du petit sanglier. De même, dès que Messua prononçait un mot, Mowgli l’imitait presque parfaitement, et, avant la nuit, il avait appris le nom de bien des choses dans la hutte.
Une difficulté se présenta à l’heure du coucher, parce que Mowgli ne voulait pas dormir emprisonné par rien qui rassemblât à une trappe à panthères autant que cette hutte et lorsqu’on ferma la porte, il sortit par la fenêtre.
— Laisse-le faire, dit le mari de Messua. Rappelle-toi qu’il n’a peut-être jamais dormi dans un lit. S’il nous a été réellement envoyé pour remplacer notre fils, il ne s’enfuira pas.
Mowgli alla s’étendre sur l’herbe longue et lustrée qui bordait le champ ; mais il n’avait pas fermé les yeux qu’un museau gris et soyeux se fourrait sous son menton.
— Pouah ! grommela Frère Gris (c’était l’aîné des petits de mère Louve). Voilà une pauvre récompense pour t’avoir suivi pendant vingt milles ! Tu sens la fumée de bois et l’étable, tout à fait comme un homme, déjà… Réveille-toi, petit frère ; j’apporte des nouvelles.
— Tout le monde va bien dans la jungle ? dit Mowgli, en le serrant dans ses bras.
— Tout le monde, sauf les loups qui ont été brûlés par la Fleur Rouge. Maintenant, écoute. Shere Khan est parti chasser au loin jusqu’à ce que son habit repousse, car il est affreusement roussi. Il jure qu’à son retour il couchera tes os dans la Waingunga.
— Nous sommes deux à jurer : moi aussi, j’ai fait une petite promesse. Mais les nouvelles sont toujours bonnes à savoir. Je suis fatigué, ce soir, très fatigué de toutes ces nouveautés, Frère Gris… mais tiens-moi toujours au courant.
— Tu n’oublieras pas que tu es un loup ? Les hommes ne te le feront pas oublier ? dit Frère Gris d’une voix inquiète.
— Jamais. Je me rappellerai toujours que je t’aime, toi et tous ceux de notre caverne ; mais je me rappellerai toujours aussi que j’ai été chassé du clan.
— Et que tu peux être chassé d’un autre clan !… Les hommes ne sont que des hommes, petit frère, et leur bavardage est comme le bavardage des grenouilles dans la mare. Quand je reviendrai ici, je t’attendrai dans les bambous, au bord du pacage…
Pendant les trois mois qui suivirent cette nuit, Mowgli ne passa guère la barrière du village, tant il était occupé à apprendre les us et coutumes des hommes. D’abord il eut à porter un pagne autour des reins, ce qui l’ennuya horriblement ; ensuite, il lui fallut apprendre ce que c’était que l’argent, à quoi il ne comprenait rien du tout, et le labourage, dont il ne voyait pas l’utilité. Puis, les petits enfants du village le mettaient en colère. Heureusement, la Loi de la Jungle lui avait appris à ne pas se fâcher, car dans la jungle la vie et la nourriture dépendent du sang-froid ; mais quand ils se moquaient de lui parce qu’il refusait de jouer à leurs jeux, comme de lancer un cerf-volant, ou parce qu’il prononçait un mot de travers, il avait besoin de se rappeler qu’il est indigne d’un chasseur de tuer des petits tout nus pour s’empêcher de les prendre et de les casser en deux. Il ne se rendait pas compte de sa force le moins du monde. Dans la jungle, il se savait faible en comparaison des bêtes ; mais, dans le village, les gens disaient qu’il était fort comme un taureau.
Il n’avait certainement aucune idée de ce que peut être la crainte : le jour où le prêtre du village lui déclara que, s’il volait ses mangues, le dieu du temple serait en colère, il alla prendre l’image, l’apporta au prêtre dans sa maison, et lui demanda de mettre le dieu en colère, parce qu’il aurait plaisir à se battre avec lui. Ce fut un scandale horrible, mais le prêtre l’étouffa, et le mari de Messua paya beaucoup de bon argent pour apaiser le dieu.
Mowgli n’avait pas non plus le moindre sentiment de la différence qu’établit la caste entre un homme et un autre homme. Quand l’âne du potier glissait dans l’argilière, Mowgli le hissait dehors par la queue ; et il aidait à empiler les pots lorsqu’ils partaient pour le marché de Kanhiwara. Cela était on ne peut plus choquant : car le potier est un homme de basse caste, et son âne pis encore. Si le prêtre le réprimandait, Mowgli le menaçait de le camper aussi sur l’âne, et le prêtre conseilla au mari de Messua de mettre l’enfant au travail aussitôt que possible ; en conséquence, le chef du village dit à Mowgli qu’il aurait à sortir avec les buffles le jour suivant, et à les garder pendant qu’ils seraient en train de paître.
Rien ne pouvait faire plus de plaisir à Mowgli ; et, le soir même, puisqu’il était chargé d’un service public, il se dirigea vers un cercle de gens qui se réunissaient quotidiennement sur une plate-forme en maçonnerie à l’ombre d’un grand figuier. C’était le club du village, et le chef, le veilleur et le barbier, qui savaient tous les potins de l’endroit, et le vieux Buldeo, le chasseur du village, qui possédait un mousquet, s’assemblaient et fumaient là. Les singes bavardaient, perchés sur les branches supérieures, et il y avait sous la plateforme un trou où vivait un cobra, auquel on servait une petite jatte de lait, tous les soirs, parce qu’il était sacré ; et les vieillards, assis autour de l’arbre, causaient et aspiraient leurs gros houkas jusque très avant dans la nuit. Ils racontaient d’étonnantes histoires de dieux, d’hommes et de fantômes ; et Buldeo en racontait de plus étonnantes encore sur les habitudes des bêtes dans la jungle, jusqu’à faire sortir les yeux de la tête aux enfants, assis en dehors du cercle. La plupart des histoires concernaient des animaux, car, pour ces villageois, la jungle était toujours à leur porte. Le daim et le sanglier fouillaient leurs récoltes, et de temps en temps le tigre enlevait un homme, au crépuscule, en vue des portes du village.
Mowgli, qui, naturellement, connaissait un peu les choses dont ils parlaient, avait besoin de se cacher la figure pour qu’on ne le vît pas rire, tandis que Buldeo, son mousquet en travers des genoux, passait d’une histoire merveilleuse à une autre plus merveilleuse encore ; et les épaules de Mowgli en sursautaient.
Buldeo expliquait maintenant comment le tigre qui avait enlevé le fils de Messua était un tigre-fantôme, un corps habité par l’âme d’un vieux coquin d’usurier mort quelques années auparavant.
— Et je sais que cela est vrai, dit-il, parce que Purun Dass boitait toujours du coup qu’il avait reçu dans une émeute, quand ses livres de comptes furent brûlés, et le tigre dont je parle boite aussi, car les traces de ses pattes sont inégales.
— C’est vrai, c’est vrai, ce doit être la vérité l’approuvèrent ensemble les barbes grises.
— Toutes vos histoires ne sont-elles que pareilles billevesées, pareils contes de la lune ? dit Mowgli. Ce tigre boite parce qu’il est né boiteux, comme tout le monde le sait. Et parler de l’âme d’un usurier dans une bête qui n’a jamais eu le courage d’un chacal, c’est parler comme un enfant.
La surprise laissa Buldeo sans parole pendant un moment, et le chef du village ouvrit de grands yeux.
— Oh, oh ! C’est le marmot de la jungle, n’est-ce pas ? dit enfin Buldeo. Puisque tu es si malin, tu ferais mieux d’apporter sa peau à Khaniwara, car le gouvernement a mis sa tête à prix pour cent roupies… Mais tu ferais encore mieux de te taire quand tes aînés parlent ! Mowgli se leva pour s’en aller.
— Toute la soirée, je suis resté là à écouter, jeta-t-il par dessus son épaule, et, sauf une ou deux fois, Buldeo n’a pas dit un mot de vrai sur la jungle, qui est à sa porte… Comment croire, alors, aux histoires de fantômes, de dieux et de lutins qu’il prétend avoir vus ?
— Il est grand temps que ce garçon aille garder les troupeaux ! — dit le chef du village, tandis que Buldeo soufflait et renâclait de colère, à l’impertinence de Mowgli.
Selon la coutume de la plupart des villages hindous, quelques jeunes pâtres emmenaient le bétail et les buffles de bonne heure, le matin, et les ramenaient à la nuit tombante ; et les mêmes bestiaux qui piétineraient à mort un homme blanc, se laissent battre, bousculer et ahurir par des enfants dont la tête arrive à peine à la hauteur de leur museau. Tant que les enfants restent avec les troupeaux, ils sont en sûreté, car le tigre lui-même n’ose charger le bétail en nombre ; mais s’ils s’écartent pour cueillir des fleurs ou courir après les lézards, il leur arrive d’être enlevés. Mowgli descendit la rue du village au point du jour, assis sur le dos de Rama, le grand taureau du troupeau ; et les buffles bleu ardoise, avec leurs longues cornes traînantes et leurs yeux féroces, se levèrent de leurs étables, un par un, et le suivirent ; et Mowgli, aux enfants qui raccompagnaient, fit voir très clairement qu’il était le maître. Il frappa les buffles avec un long bambou poli, et dit à Kamya, un des garçons, de laisser paître le bétail tandis qu’il allait en avant avec les buffles, et de prendre bien garde à ne pas s’éloigner du troupeau.
Un pâturage indien est tout en rochers, en mottes, en trous et en petits ravins, parmi lesquels les troupeaux se dispersent et disparaissent. Les buffles aiment généralement les mares et les endroits vaseux, où ils se vautrent et se chauffent, dans la boue chaude, durant des heures. Mowgli les conduisit jusqu’à la lisière de la plaine, où la Waingunga sortait de la jungle ; là, il se laissa glisser du dos de Rama, et s’en alla en trottant vers un bouquet de bambous où il trouva Frère Gris.
— Ah ! dit Frère Gris, je suis venu attendre ici bien des jours de suite. Que signifie ce travail de garder les bestiaux ?
— Un ordre que j’ai reçu, dit Mowgli ; je suis pour un temps berger de village. Quelles nouvelles de Shere Khan ?
— Il est revenu dans le pays et t’a guetté longtemps par ici. Maintenant il est reparti, car le gibier est rare. Mais il veut te tuer.
— Très bien, fit Mowgli. Aussi longtemps qu’il sera loin, viens t’asseoir sur ce rocher, toi ou l’un de tes frères, de façon que je puisse vous voir en sortant du village. Quand il reviendra, attends-moi dans le ravin proche de l’arbre dkâk, au milieu de la plaine. Il n’est pas nécessaire de courir dans la gueule de Shere Khan.
Puis Mowgli choisit une place à l’ombre, se coucha et dormit pendant que les buffles paissaient autour de lui. La garde des troupeaux, dans l’Inde, est un des métiers les plus paresseux du monde. Le bétail change de place et broute, puis se couche et change de place encore, sans mugir presque jamais. Il grogne seulement. Quant aux buffles, ils disent rarement quelque chose, mais entrent l’un après l’autre dans les mares bourbeuses, s’enfoncent dans la boue jusqu’à ce que leurs mufles et leurs grands yeux bleu faïence se montrent seuls à la surface, et là, ils restent immobiles comme des blocs. Le soleil fait vibrer les rochers dans la chaleur de l’atmosphère, et les petits bergers entendent un vautour — jamais plus — siffler presque hors de vue au-dessus de leur tête ; et ils savent que s’ils mouraient, ou si une vache mourait, ce vautour descendrait en balayant l’air, que le plus proche vautour, à des milles plus loin, le verrait tomber et suivrait, et ainsi de suite, de proche en proche, et qu’avant même qu’ils fussent morts il y aurait là une vingtaine de vautours affamés venus de nulle part. Tantôt ils dorment, veillent, se rendorment ; ils tressent de petits paniers d’herbe sèche et y mettent des sauterelles, ou attrapent deux mantes religieuses pour les faire battre ; ils enfilent en colliers des noix de jungle rouges et noires, guettent le lézard qui se chauffe sur la roche, ou le serpent à la poursuite d’une grenouille près des fondrières. Tantôt ils chantent de longues, longues chansons avec de bizarres trilles indigènes à la chute des phrases, et le jour leur semble plus long qu’à la plupart des hommes la vie entière ; parfois ils élèvent un château de boue avec des figurines d’hommes, de chevaux, de buffles, modelées en boue également, et placent des roseaux dans la main des hommes, et prétendent que ce sont des rois avec leurs armées, ou des dieux qu’il faut adorer. Puis, le soir vient, les enfants rassemblent les bêtes en criant, les buffles s’arrachent de la boue gluante avec un bruit semblable à des coups de fusil partant l’un après l’autre, et tous prennent la file à travers la plaine grise pour retourner vers les lumières qui scintillent là-bas, au village.
Chaque jour, Mowgli conduisait les buffles à leurs marécages, et chaque jour il voyait le dos de Frère Gris à un mille et demi dans la plaine — il savait ainsi que Shere Khan n’était pas de retour — et, chaque jour, il se couchait sur l’herbe, écoutant les rumeurs qui s’élevaient autour de lui, et rêvant aux anciens jours dans la jungle. Shere Khan aurait fait un faux pas de sa patte boiteuse, là-haut dans les jungles, au bord de la Waingunga, que Mowgli l’eût entendu par ces longues matinées silencieuses.
Un jour enfin, il ne vit pas Frère Gris au poste convenu. Il rit et dirigea ses buffles vers le ravin proche de l’arbre dhâk, lequel était tout couvert de fleurs d’un rouge doré. Là se tenait Frère Gris, chaque poil du dos hérissé.
— Il s’est caché pendant un mois pour te mettre hors de tes gardes. Il a traversé les champs, la nuit dernière, avec Tabaqui, et suivi ta voie chaude, fit le Loup haletant.
Mowgli fronça les sourcils :
— Je n’ai pas peur de Shere Khan, mais Tabaqui sait plus d’un tour !
— N’aie pas peur, — dit Frère Gris, en se passant légèrement la langue sur les lèvres : — j’ai rencontré Tabaqui au lever du soleil ; il enseigne maintenant sa science aux vautours… Mais il m’a tout raconté, à moi, avant que je lui casse les reins. Le plan de Shere Khan est de t’attendre à la barrière du village, ce soir…, de t’attendre, toi, et personne d’autre. En ce moment, il dort dans le grand ravin desséché de la Waingunga.
— A-t-il mangé aujourd’hui, ou chasse-t-il à vide ? fit Mowgli.
Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.
— Il a tué à l’aube… un sanglier…, et il a bu aussi… Souviens-toi que Shere Khan ne peut jamais rester à jeun, même lorsqu’il s’agit de sa vengeance.
— Oh ! le fou, le fou ! Quel triple enfant cela fait !… Mangé et bu ! Et il se figure que je vais attendre qu’il ait dormi !… À présent, où est-il couché, là-haut ? Si nous étions seulement dix d’entre nous, nous pourrions en venir à bout tandis qu’il est couché. Mais ces buffles ne chargeront pas sans l’avoir éventé, et je ne sais pas leur langage. Pouvons- nous le tourner et trouver sa piste en arrière, de façon qu’il puissent la sentir ?
— Il a descendu la Waingunga à la nage, de très loin en amont, pour couper la voie, dit Frère Gris.
— C’est Tabaqui, j’en suis sûr, qui lui aura donné l’idée ! Il n’aurait jamais inventé cela tout seul.
Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche :
— Le grand ravin de la Waingunga…, il débouche sur la plaine à moins d’un demi-mille d’ici. Je peux tourner à travers la jungle, mener le troupeau jusqu’à l’entrée du ravin, et alors, en redescendant, balayer tout… mais il s’échappera par l’autre bout. Il nous faut boucher cette issue. Frère Gris, peux-tu me rendre le service de couper le troupeau en deux ?
— Pas tout seul — peut-être… mais j’ai amené du renfort, quelqu’un de malin.
Frère Gris s’éloigna au trot, et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l’air chaud se remplit du cri le plus désolé de toute la jungle,… le hurlement de chasse d’un loup en plein midi.
— Akela ! Akela ! dit Mowgli, en battant des mains. J’aurais dû savoir que tu ne m’oublierais pas… Nous avons de la besogne sur les bras ! Coupe le troupeau en deux, Akela. Retiens les vaches et les veaux d’une part, et les taureaux de l’autre avec les buffles de labour.
Les deux loups traversèrent en courant, de ci de là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s’ébroua, leva la tête, et se sépara en deux masses.
D’un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l’un des loups s’était arrêté un moment, à le charger et à l’écraser sous leurs sabots. De l’autre, les taureaux adultes et les jeunes s’ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu’ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n’avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n’auraient pu partager le troupeau si nettement.
— Quels ordres ? haleta Akela. Ils essaient de se rejoindre.
Mowgli se hissa sur le dos de Rama :
— Chasse les taureaux sur la gauche, Akela. Frère Gris, quand nous serons partis, tiens bon ensemble les vaches, et fais-les remonter par le débouché du ravin.
— Jusqu’où ? dit Frère Gris, haletant et mordant de droite et de gauche.
— Jusqu’à ce que les côtés s’élèvent assez pour que Shere Khan ne puisse les franchir ! cria Mowgli. Garde-les là jusqu’à ce que nous redescendions.
Les taureaux décampèrent aux aboiements d’Akela, et Frère Gris s’arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu’au débouché du ravin, tandis qu’Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.
— Bien fait ! Un autre temps de galop comme celui-là, et ils sont joliment lancés… Tout beau, maintenant, tout beau, Akela ! Un coup de dent de trop, et les taureaux chargent… Hujah ! C’est de l’ouvrage plus sûr que de courre un chevreuil noir. Tu n’aurais pas cru que ces lourdauds pouvaient aller si vite ? cria Mowgli.
— J’ai… j’en ai chassé aussi dans mon temps, — souffla Akela dans le nuage de poussière. — Faut-il les rabattre dans la jungle ?
— Oui ! Rabats-les bien vite ! Rama est fou de rage. Oh ! si je pouvais seulement lui faire comprendre ce que je veux de lui aujourd’hui.
Les taureaux furent rabattus sur la droite, cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu’ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, en criant que les buffles étaient devenus fous, et s’étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux, et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu’après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant il calmait de la voix ses buffles, et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l’arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle : ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l’éveil à Shere Khan. À la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l’entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu’à la plaine qui s’étendait en bas ; mais ce que Mowgli regardait, c’étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu’ils montaient presque à pic, et que les vignes et les lianes en tapissant les parois ne donneraient pas prise à un tigre qui voudrait échapper par là.
— Laisse-les souffler, Akela, dit-il en levant la main. Ils ne l’ont pas encore éventé. Laisse-les souffler. Il est temps de s’annoncer à Shere-Khan. Nous tenons la bête au piège.
Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin — c’était presque la même chose que de héler dans un tunnel — et les échos bondirent de rocher en rocher.
Au bout d’un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s’éveille.
— Qui appelle ? dit Shere Khan.
Et un magnifique paon s’éleva du ravin, battant des ailes et criant.
— C’est moi, Mowgli… Voleur de bétail, il est temps de venir au Rocher du Conseil ! En bas… pousse-les en bas, Akela !… En bas, Rama, en bas !
Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse, et ils se précipitèrent les uns après les autres absolument comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d’eux. Une fois partis, il n’y avait plus moyen de s’arrêter, et, avant qu’ils fussent en plein dans le lit du ravin, Rama éventa Shere Khan et mugit.
— Ah, ah ! dit Mowgli sur son dos. Tu sais maintenant !
Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d’yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d’inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu’ils balayaient en déchirant les ronces. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant — la terrible charge des buffles à laquelle aucun tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et se traîna lourdement vers le bas du ravin, cherchant de côté et d’autre un moyen de s’échapper ; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l’eau qu’il avait bue, prêt à tout plutôt qu’à combattre. Le troupeau plongea dans la mare qu’il venait de quitter, en faisant retentir l’étroit vallon de ses mugissements, Mowgli entendit des mugissements répondre à l’autre extrémité du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu’aux vaches avec leurs veaux) ; et alors Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux sur les talons, il pénétra dans le second troupeau avec grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.
— Vite, Akela ! Arrête-les ! Sépare-les, ou bien ils vont se battre ensemble… Emmène-les, Akela… Hai !…Rama ! Hai ! hai ! hai ! mes enfants… Tout doux, maintenant, tout doux ! C’est fini.
Akela et Frère Gris coururent de côté et d’autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d’abord volte-face pour charger de nouveau en remontant le ravin, Mowgli parvint à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n’y avait plus besoin de trépigner Shere-Kan. Il était mort et les vautours arrivaient déjà.
— Frères, il est mort comme un chien, — dit Mowgli, en cherchant de la main le couteau qu’il portait toujours dans une gaine suspendue à son cou maintenant qu’il vivait avec les hommes. — Mais il ne se serait jamais battu… Wallah ! sa peau fera bien sur le Rocher du Conseil. Il faut nous mettre à la besogne lestement.
Un enfant élevé parmi les hommes n’aurait jamais rêvé d’écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s’enlève. Toutefois, c’est un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient, la langue pendante, ou s’approchaient et l’aidaient à tirer quand il l’ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule ; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti tout en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n’avoir pas pris soin du troupeau. Les loups disparurent dès qu’ils virent l’homme venir.
— Quelle est cette folie ? dit Buldeo d’un ton de colère. Et tu te figures que tu peux écorcher un tigre !… Où les buffles l’ont-ils tué ?… C’est même le tigre boiteux, et il y a cent roupies pour sa tête… Bien, bien, nous fermerons les yeux sur la négligence avec laquelle tu as laisse le troupeau s’échapper ; et peut-être te donnerai-je une des roupies de la récompense quand j’aurai porté la peau à Kanhiwara.
Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere-Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.
— Hum ! dit Mowgli comme à lui-même, tout en rabattant la peau d’une des pattes. Ainsi, tu emporteras la peau à Kanhiwara pour avoir la récompense, et tu me donneras peut-être une roupie ? Eh bien, j’ai dans l’idée de garder la peau pour mon compte. Hé, vieil homme, à bas le feu !
— Quelle est cette façon de parler au chef des chasseurs du village ? Ta chance et la stupidité de tes buffles t’ont aidé à tuer ce gibier. Le tigre venait de manger : sans cela, il serait maintenant à vingt milles d’ici. Tu ne peux même pas l’écorcher proprement, petit mendiant, et il faut que ce soit moi, Buldeo, qui me laisse dire : « ne brûle pas ses moustaches ! » Mowgli, je ne te donnerai pas un anna de la récompense, mais une bonne correction, et voilà tout. Laisse cette carcasse !
— Par le taureau qui me racheta ! dit Mowgli en attaquant l’épaule, dois-je rester tout l’après-midi à bavarder avec ce vieux singe ? Ici, Akela ! cet homme-là m’assomme !
Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l’herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher comme s’il n’y eût eu que lui dans toute l’Inde.
— Ou-ui, dit-il entre ses dents. Tu as raison, après tout, Buldeo : tu ne me donneras jamais un anna de la récompense !… Il y a une vieille querelle entre ce tigre boiteux et moi… une très vieille querelle… et j’ai gagné !
Pour rendre justice à Buldeo, s’il avait eu dix ans de moins et qu’il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d’une bataille ; mais un loup qui obéissait aux ordres d’un enfant, d’un enfant qui lui-même avait des difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d’hommes, ce n’était pas un animal ordinaire. C’était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo ; et il se demandait si l’amulette qu’il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d’une ligne, s’attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.
— Maharajah ! Grand roi ! murmura-t-il enfin d’un ton embarrassé.
— Eh bien ? dit Mowgli, sans tourner la tête et en ricanant.
— Je suis un vieil homme. Je ne savais pas que tu fusses rien de plus qu’un petit berger. Puis-je me lever et partir, ou bien ton serviteur va-t-il me mettre en pièces ?
— Va, et la paix soit avec toi !…Seulement, une autre fois, ne te mêle pas de mon gibier… Lâche-le, Akela.
Buldeo s’en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu’il pouvait, regardant par-dessus son épaule, pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. À peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d’enchantement et de sorcellerie, qui décida le prêtre à prendre un air très grave.
Mowgli continua son travail, mais le jour tombait que les loups et lui n’avaient pas séparé complètement du corps la grande fourrure aux joyeuses couleurs.
— Maintenant, il nous faut cacher cela et rentrer les buffles. Aide-moi à les rassembler, Akela.
Le troupeau rallié s’ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l’attendre à la barrière.
— C’est parce que j’ai tué Shere Khan ! se dit-il. Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent :
— Sorcier ! Fils de loup ! Démon de la jungle ! Va-t’en ! Va-t’en bien vite, ou le prêtre te rendra à ta forme de loup. Tire, Buldeo, tire !
Le vieux mousquet partit avec un grand bruit, et un jeune buffle poussa un mugissement de douleur.
— Encore de la sorcellerie ! crièrent les villageois. Il peut faire dévier les balles… Buldeo, c’était justement ton buffle.
— Qu’est ceci maintenant ? dit Mowgli affolé, tandis que les pierres s’abattaient dru autour de lui.
— Ils sont assez pareils à ceux du clan, tes frères d’ici ! dit Akela, en s’asseyant avec calme. Il me paraît que si les balles veulent dire quelque chose, on a envie de te chasser.
— Loup ! Petit de loup ! Va-t’en ! cria le prêtre, en agitant un brin de la plante sacrée appelée tulsi.
— Encore ? L’autre fois, c’était parce que j’étais un homme. Cette fois, c’est parce que je suis un loup. Allons-nous-en, Akela.
— Une femme — c’était Messua — courut vers le troupeau, et pleura :
— Oh ! mon fils, mon fils ! Ils disent que tu es un sorcier qui peut se changer en bête à volonté. Je ne le crois pas, mais va-t’en, ou ils vont te tuer. Buldeo dit que tu es un magicien, mais moi, je sais que tu as vengé la mort de Nathoo.
— Reviens, Messua ! cria la foule. Reviens ou l’on va te lapider !
Mowgli se mit à rire, d’un vilain petit rire sec : une pierre venait de l’atteindre à la bouche :
— Rentre vite, Messua. C’est une de ces fables ridicules qu’ils répètent sous le gros arbre, à la tombée de la nuit. Au moins, j’aurai payé la vie de ton fils. Adieu, et dépêche-toi, car je vais leur renvoyer le troupeau plus vite que n’arrivent leurs tessons. Je ne suis pas sorcier, Messua. Adieu !
— Maintenant, encore un effort, Akela ! cria-t-il. Fais rentrer le troupeau.
Les buffles n’avaient pas besoin d’être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d’Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.
— Faites votre compte, cria dédaigneusement Mowgli. J’en ai peut-être volé un. Comptez-les bien, car je ne serai plus jamais berger sur vos pâturages. Adieu, enfants des hommes, et remerciez Messua de ce que je ne vienne pas avec mes loups vous pourchasser dans votre rue !
Il fit demi-tour, et s’en fut en compagnie du Loup solitaire ; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.
— J’en ai assez de dormir dans des trappes, Akela. Prenons la peau de Shere Khan et allons-nous-en… Non, nous ne ferons pas de mal au village, car Messua fut bonne pour moi.
Quand la lune se leva, inondant la plaine d'une clarté de lait, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévorent les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques plus fort que jamais ; et Messua pleura, et Buldeo broda l’histoire de son aventure dans la jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.
La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil ; ils firent halte à la caverne de Mère Louve.
— On m’a chassé du clan des hommes, mère ! héla Mowgli, mais je reviens avec la peau de Shere Khan : j’ai tenu parole.
Mère Louve sortit d’un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s’allumèrent lorsqu’elle aperçut la peau.
— Je le lui ai dit, le jour où il fourra sa tête et ses épaules dans cette caverne, réclamant ta vie, petite grenouille…, je le lui ai dit, que le chasseur serait chassé. C’est bien fait.
— Bien fait, petit frère ! dit une voix profonde qui venait du fourré. Nous étions seuls, dans la jungle, sans toi.
Et Bagheera vint en courant jusqu’aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil. Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s’asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou ; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil : « Regardez, regardez bien, ô loups ! » exactement comme il l’avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.
Depuis qu’Akela avait été déposé, le clan était resté sans chef, menant chasse et bataille selon son bon plaisir. Mais tous, par habitude, répondirent à l’appel : et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d’autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d’autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vidées.
— Regardez bien, ô loups ! Ai-je tenu parole ? dit Mowgli.
Et les loups aboyèrent : Oui. Et l’un d’eux, tout déchiré de blessures, hurla :
— Ô Akela ! conduis-nous de nouveau. Ô toi, petit d’homme ! conduis-nous aussi : nous en avons assez, de vivre sans lois, et nous voulons bien redevenir le Peuple Libre.
— Non, ronronna Bagheera, cela ne peut pas être. Quand vous serez repus, la folie peut vous reprendre. Ce n’est pas pour rien que vous êtes appelés le Peuple Libre. Vous avez lutté pour la liberté, elle vous appartient. Mangez-la, ô loups !
— Le clan des hommes et le clan des loups m’ont repoussé, dit Mowgli. Maintenant, je chasserai seul dans la jungle.
— Et nous chasserons avec toi ! dirent les quatre louveteaux.
Mowgli s’en alla et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.
Mais c’est là une histoire pour les grandes personnes.
LA CHANSON DE MOWGLI
(Telle qu’il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu’il dansa sur la peau de Shere Khan.)
C’est la chanson de Mowgli. — Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j’ai faites :
Shere Khan dit qu’il tuerait — qu’il tuerait ! Que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille !
Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore ? Dors et rêve à ta proie.
Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris ! Et toi. Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.
Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les ça et là selon que je l’ordonne. Dors-tu encore, Shere Khan ? Debout, oh ! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi !
Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s’en est-il allé ?
Il n’est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler.
Il n’est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches.
Petits bambous qui craquez, dites où il a fui ?
Ow ! il est là. Ahao ! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi, Shere Khan. Lève-toi et tue ! Voici du gibier ; brise le cou des taureaux !
Chut ! il dort. Nous ne l’éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.
Alala ! Je n’ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J’ai honte devant tous ces gens.
Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.
Par le taureau qui m’a payé, j’avais fait une promesse — une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.
Couteau en main — le couteau dont se servent les hommes — avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.
Eaux de la Waingunga, soyez témoin que Shere Khan me donne sa robe, car il m’aime. Tire, Frère Gris ! Tire, Akela ! Lourde est la peau de Shere Khan.
Le clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.
À travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.
Eaux de la Waingunga, le clan des Hommes m’a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi ?
Clan des Loups, vous m’avez chassé aussi. La Jungle m’est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi ?
De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi ?
Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l’ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi ?
Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents luttent au printemps. L’eau tombe de mes yeux et, pourtant, je ris. Pourquoi ?
Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j’ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups !
Ahae ! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.
cours
Personnages :
Père Loup
Tabaqui, le chacal (mauvaise réputation, les autres en ont peur car il a souvent la rage (maladie mortelle qui se transmet par morsure)
vocabulaire :
somme : sieste, repos
grabuge : bazar, énervement, agitation
paresse : envie de ne rien faire
Père Loup
Tabaqui, le chacal (mauvaise réputation, les autres en ont peur car il a souvent la rage (maladie mortelle qui se transmet par morsure)
vocabulaire :
somme : sieste, repos
grabuge : bazar, énervement, agitation
paresse : envie de ne rien faire