un roman d'anticipation magistral :
1984, de George Orwell
1984, George Orwell, 1948 - incipit
C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith,(...) se dirigea vers l’escalier. (…) Son appartement était au septième.(...) À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE.
À l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. (...)
Au-dehors, (...) tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. (...)Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
Derrière Winston, (…) le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu. ( Winston travaille au ministère de la Vérité )
[il y a] Le ministère de la Vérité, qui s’occupait des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix, qui s’occupait de la guerre. Le ministère de l’Amour qui veillait au respect de la loi et de l’ordre. Le ministère de l’Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient : Miniver, Minipax, Miniamour, Miniplein.
Le ministère de l’Amour était le seul réellement effrayant. Il n’avait aucune fenêtre. Winston n’y était jamais entré et ne s’en était même jamais trouvé à moins d’un kilomètre. C’était un endroit où il était impossible de pénétrer, sauf pour affaire officielle, et on n’y arrivait qu’à travers un labyrinthe de barbelés enchevêtrés, de portes d’acier, de nids de mitrailleuses dissimulés. Même les rues qui menaient aux barrières extérieures étaient parcourues par des gardes en uniformes noirs à face de gorille, armés de matraques articulées. (…)
Le télécran du living-room était, pour une raison quelconque, placé en un endroit inhabituel. Au lieu de se trouver, comme il était normal, dans le mur du fond où il aurait commandé toute la pièce, il était dans le mur plus long qui faisait face à la fenêtre. Sur un de ses côtés, là où Winston était assis, il y avait une alcôve peu profonde qui, lorsque les appartements avaient été aménagés, était probablement destinée à recevoir des rayons de bibliothèque. Quand il s’asseyait dans l’alcôve, bien en arrière, Winston pouvait se maintenir en dehors du champ de vision du télécran. Il pouvait être entendu, bien sûr, mais aussi longtemps qu’il demeurait dans sa position actuelle, il ne pourrait être vu. (…) Ce qu’il allait commencer, c’était son journal. Ce n’était pas illégal (rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois), mais s’il était découvert, il serait, sans aucun doute, puni de mort ou de vingt-cinq ans au moins de travaux forcés dans un camp. (…)
En petites lettres maladroites, il écrivit : « 4 avril 1984 » (…)
Pour qui écrivait-il ce journal ? (...)Son esprit erra un moment autour de la date approximative écrite sur la page, puis bondit sur un mot novlangue : double-pensée. (…) Comment communiquer avec l’avenir. C’était impossible intrinsèquement. Ou l’avenir ressemblerait au présent, et on ne l’écouterait pas, ou il serait différent, et son enseignement, dans ce cas, n’aurait aucun sens. (…) ( Il raconte sa journée)
Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Archives, où travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bureaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les Deux Minutes de la Haine. (...) Un instant plus tard, un horrible crissement, comme celui de quelque monstrueuse machine tournant sans huile, éclata dans le grand télécran du bout de la salle. C’était un bruit à vous faire grincer des dents et à vous hérisser les cheveux. La Haine avait commencé. Comme d’habitude, le visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’écran. Il y eut des coups de sifflet çà et là dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégat et le traître. (…) Tous les crimes subséquents contre le Parti, trahisons, actes de sabotage, hérésies, déviations, jaillissaient directement de son enseignement. Quelque part, on ne savait où, il vivait encore et ourdissait des conspirations. Peut-être au-delà des mers, sous la protection des maîtres étrangers qui le payaient. Peut-être, comme on le murmurait parfois, dans l’Océania même, en quelque lieu secret. (…)
Goldstein débitait sa venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque si exagérée et si perverse qu’un enfant aurait pu la percer à jour, et cependant juste assez plausible pour emplir chacun de la crainte que d’autres, moins bien équilibrés pussent s’y laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother, dénonçait la dictature du Parti, exigeait l’immédiate conclusion de la paix avec l’Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. (…) Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assistants laissait échapper des exclamations de rage. (...) À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s’efforcer de couvrir le bêlement affolant qui venait de l’écran. (...) Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore. (…)
C’était toujours la nuit. Les arrestations avaient invariablement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l’épaule, les lumières qui éblouissent, le cercle de visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n’y avait pas de procès, pas de déclaration d’arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait.
Winston, un instant, fut en proie à une sorte d’hystérie. Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné : « ils me fusilleront ça m’est égal ils me troueront la nuque cela m’est égal à bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m’est égal À bas Big Brother. »
(...) Puis il sursauta violemment. On frappait à la porte. Déjà ! Il resta assis, immobile comme une souris, dans l’espoir futile que le visiteur, quel qu’il fût, s’en irait après un seul appel. Mais non, le bruit se répéta. Le pire serait de faire attendre. Son cœur battait à se rompre, mais son visage, grâce à une longue habitude, était probablement sans expression. Il se leva et se dirigea lourdement vers la porte.
Ce que nous avons fait :
Nous avons cherché ce que nous ressentions en lisant cet incipit
Nous avons cherché la cause et trouvéla définition précise (avec le maximum de caractéristiques distinctes)
Nous avons rédigé un paragraphe bien construit en trouvant des exemples pertinents dans le texte pour illustrer ces caractéristiques.
Ce qu'il faut savoir :
incipit = première(s) page(s) d'un roman
la liste des émotions par coeur (cf "outils")
la liste des mots de liaison (cf "outils")
la construction d'un paragraphe
C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith,(...) se dirigea vers l’escalier. (…) Son appartement était au septième.(...) À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE.
À l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la production de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. (...)
Au-dehors, (...) tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. (...)Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée.
Derrière Winston, (…) le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu. ( Winston travaille au ministère de la Vérité )
[il y a] Le ministère de la Vérité, qui s’occupait des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix, qui s’occupait de la guerre. Le ministère de l’Amour qui veillait au respect de la loi et de l’ordre. Le ministère de l’Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient : Miniver, Minipax, Miniamour, Miniplein.
Le ministère de l’Amour était le seul réellement effrayant. Il n’avait aucune fenêtre. Winston n’y était jamais entré et ne s’en était même jamais trouvé à moins d’un kilomètre. C’était un endroit où il était impossible de pénétrer, sauf pour affaire officielle, et on n’y arrivait qu’à travers un labyrinthe de barbelés enchevêtrés, de portes d’acier, de nids de mitrailleuses dissimulés. Même les rues qui menaient aux barrières extérieures étaient parcourues par des gardes en uniformes noirs à face de gorille, armés de matraques articulées. (…)
Le télécran du living-room était, pour une raison quelconque, placé en un endroit inhabituel. Au lieu de se trouver, comme il était normal, dans le mur du fond où il aurait commandé toute la pièce, il était dans le mur plus long qui faisait face à la fenêtre. Sur un de ses côtés, là où Winston était assis, il y avait une alcôve peu profonde qui, lorsque les appartements avaient été aménagés, était probablement destinée à recevoir des rayons de bibliothèque. Quand il s’asseyait dans l’alcôve, bien en arrière, Winston pouvait se maintenir en dehors du champ de vision du télécran. Il pouvait être entendu, bien sûr, mais aussi longtemps qu’il demeurait dans sa position actuelle, il ne pourrait être vu. (…) Ce qu’il allait commencer, c’était son journal. Ce n’était pas illégal (rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois), mais s’il était découvert, il serait, sans aucun doute, puni de mort ou de vingt-cinq ans au moins de travaux forcés dans un camp. (…)
En petites lettres maladroites, il écrivit : « 4 avril 1984 » (…)
Pour qui écrivait-il ce journal ? (...)Son esprit erra un moment autour de la date approximative écrite sur la page, puis bondit sur un mot novlangue : double-pensée. (…) Comment communiquer avec l’avenir. C’était impossible intrinsèquement. Ou l’avenir ressemblerait au présent, et on ne l’écouterait pas, ou il serait différent, et son enseignement, dans ce cas, n’aurait aucun sens. (…) ( Il raconte sa journée)
Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Archives, où travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bureaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les Deux Minutes de la Haine. (...) Un instant plus tard, un horrible crissement, comme celui de quelque monstrueuse machine tournant sans huile, éclata dans le grand télécran du bout de la salle. C’était un bruit à vous faire grincer des dents et à vous hérisser les cheveux. La Haine avait commencé. Comme d’habitude, le visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’écran. Il y eut des coups de sifflet çà et là dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégat et le traître. (…) Tous les crimes subséquents contre le Parti, trahisons, actes de sabotage, hérésies, déviations, jaillissaient directement de son enseignement. Quelque part, on ne savait où, il vivait encore et ourdissait des conspirations. Peut-être au-delà des mers, sous la protection des maîtres étrangers qui le payaient. Peut-être, comme on le murmurait parfois, dans l’Océania même, en quelque lieu secret. (…)
Goldstein débitait sa venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque si exagérée et si perverse qu’un enfant aurait pu la percer à jour, et cependant juste assez plausible pour emplir chacun de la crainte que d’autres, moins bien équilibrés pussent s’y laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother, dénonçait la dictature du Parti, exigeait l’immédiate conclusion de la paix avec l’Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. (…) Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assistants laissait échapper des exclamations de rage. (...) À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s’efforcer de couvrir le bêlement affolant qui venait de l’écran. (...) Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abstraite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore. (…)
C’était toujours la nuit. Les arrestations avaient invariablement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l’épaule, les lumières qui éblouissent, le cercle de visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n’y avait pas de procès, pas de déclaration d’arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait.
Winston, un instant, fut en proie à une sorte d’hystérie. Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné : « ils me fusilleront ça m’est égal ils me troueront la nuque cela m’est égal à bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m’est égal À bas Big Brother. »
(...) Puis il sursauta violemment. On frappait à la porte. Déjà ! Il resta assis, immobile comme une souris, dans l’espoir futile que le visiteur, quel qu’il fût, s’en irait après un seul appel. Mais non, le bruit se répéta. Le pire serait de faire attendre. Son cœur battait à se rompre, mais son visage, grâce à une longue habitude, était probablement sans expression. Il se leva et se dirigea lourdement vers la porte.
Ce que nous avons fait :
Nous avons cherché ce que nous ressentions en lisant cet incipit
Nous avons cherché la cause et trouvéla définition précise (avec le maximum de caractéristiques distinctes)
Nous avons rédigé un paragraphe bien construit en trouvant des exemples pertinents dans le texte pour illustrer ces caractéristiques.
Ce qu'il faut savoir :
incipit = première(s) page(s) d'un roman
la liste des émotions par coeur (cf "outils")
la liste des mots de liaison (cf "outils")
la construction d'un paragraphe
Chapitre 5
Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avançait lentement par saccades.()
« Voilà tout juste l’homme que je cherchais », dit une voix derrière Winston.
Celui-ci se retourna. C’était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-être « ami » n’était-il pas tout à fait le mot juste. On n’avait pas d’amis, à l’heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la société était plus agréable que celle des autres. Syme était un philologue, un spécialiste en novlangue. À la vérité, il était un des membres de l’énorme équipe d’experts occupés alors à compiler la onzième édition du dictionnaire novlangue. ()
()– Êtes-vous allé voir hier la pendaison des prisonniers ? demanda Syme.
– Je travaillais, répondit Winston avec indifférence. Je verrai cela au télécran, je pense.
– C’est un succédané tout à fait insuffisant, dit Syme.
Ses yeux moqueurs dévisageaient Winston. « Je vous connais, semblaient-ils dire. Je vous perce à jour. Je sais parfaitement pourquoi vous n’êtes pas allé voir ces prisonniers. »
Intellectuellement, Syme était d’une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une désagréable jubilation satisfaite, des raids d’hélicoptères sur les villages ennemis, des procès et des confessions des criminels de la pensée, des exécutions dans les caves du ministère de l’Amour. Pour avoir avec lui une conversation agréable, il fallait avant tout l’éloigner de tels sujets et le pousser, si possible, à parler de la technicité du novlangue, matière dans laquelle il faisait autorité et se montrait intéressant.()
– Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.
– Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant.
– Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire.() La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement.
Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. ()
– C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». ()
– Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?
Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler.
Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :
– Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. () Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
– Sauf..., commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.
Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.
– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. ()
« Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son visage. »
() – Il y a un mot en novlangue, dit Syme, je ne sais si vous le connaissez : canelangue, « caquetage du canard ». C’est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué à un adversaire, c’est une insulte. Adressé à quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est un éloge.
« Indubitablement, Syme sera vaporisé », pensa de nouveau Winston. Il le pensa avec une sorte de tristesse, bien qu’il sût que Syme le méprisait et éprouvait pour lui une légère antipathie. Syme était parfaitement capable de le dénoncer comme criminel par la pensée s’il voyait une raison quelconque de le faire.
Ce que nous avons fait :
- comprendre le texte
- définir le novlangue et ses conséquences
- trouver quel autre danger est évoqué par George Orwell dans ce passage
Ce qu'il faut retenir :
- ce qui permet de penser et de comprendre, c'est la précision du vocabulaire. Il faut donc toujours chercher à être précis pour pouvoir être compris.
Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avançait lentement par saccades.()
« Voilà tout juste l’homme que je cherchais », dit une voix derrière Winston.
Celui-ci se retourna. C’était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-être « ami » n’était-il pas tout à fait le mot juste. On n’avait pas d’amis, à l’heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la société était plus agréable que celle des autres. Syme était un philologue, un spécialiste en novlangue. À la vérité, il était un des membres de l’énorme équipe d’experts occupés alors à compiler la onzième édition du dictionnaire novlangue. ()
()– Êtes-vous allé voir hier la pendaison des prisonniers ? demanda Syme.
– Je travaillais, répondit Winston avec indifférence. Je verrai cela au télécran, je pense.
– C’est un succédané tout à fait insuffisant, dit Syme.
Ses yeux moqueurs dévisageaient Winston. « Je vous connais, semblaient-ils dire. Je vous perce à jour. Je sais parfaitement pourquoi vous n’êtes pas allé voir ces prisonniers. »
Intellectuellement, Syme était d’une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une désagréable jubilation satisfaite, des raids d’hélicoptères sur les villages ennemis, des procès et des confessions des criminels de la pensée, des exécutions dans les caves du ministère de l’Amour. Pour avoir avec lui une conversation agréable, il fallait avant tout l’éloigner de tels sujets et le pousser, si possible, à parler de la technicité du novlangue, matière dans laquelle il faisait autorité et se montrait intéressant.()
– Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en élevant la voix pour dominer le bruit.
– Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant.
– Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire.() La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entièrement.
Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. ()
– C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». ()
– Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?
Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler.
Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :
– Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. () Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
– Sauf..., commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit.
Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire.
– Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. ()
« Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une conviction certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son visage. »
() – Il y a un mot en novlangue, dit Syme, je ne sais si vous le connaissez : canelangue, « caquetage du canard ». C’est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué à un adversaire, c’est une insulte. Adressé à quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est un éloge.
« Indubitablement, Syme sera vaporisé », pensa de nouveau Winston. Il le pensa avec une sorte de tristesse, bien qu’il sût que Syme le méprisait et éprouvait pour lui une légère antipathie. Syme était parfaitement capable de le dénoncer comme criminel par la pensée s’il voyait une raison quelconque de le faire.
Ce que nous avons fait :
- comprendre le texte
- définir le novlangue et ses conséquences
- trouver quel autre danger est évoqué par George Orwell dans ce passage
Ce qu'il faut retenir :
- ce qui permet de penser et de comprendre, c'est la précision du vocabulaire. Il faut donc toujours chercher à être précis pour pouvoir être compris.
Texte 3 :
Winston cherche une solution, un espoir, et finit par se dire que sans doute les prolétaires, qui ne sont pas membres du Parti, pourraient se rappeler comment c'était avant et se rebeller, car ils sont nombreux.
Un parfum de café grillé – de vrai café, pas de café de la Victoire,- venait de quelque part () [Winston] retrouva peut-être deux secondes le monde à moitié oublié de son enfance. ()
« S'il y avait un espoir, avait-il écrit dans son journal, il est chez les prolétaires. » ()
La plupart des gens ne faisaient pas attention à Winston. Quelques-une le regardaient avec une sorte de curiosité circonspecte ((un ) raidissement momentané, comme au passage d'un animal non familier. (des obus tombent, Winston reprend sa marche)
Il était près de huit heures et les cafés que fréquentaient les prolétaires (on les appelait des « bistrots ») étaient combles. Par leurs crasseuses portes tournantes , qui s'ouvraient et se refermaient sans cesse, venait une odeur d'urine, de sciure de bois et de bière aigre. Dans un angle, trois hommes étaient groupés. Celui du milieu tenait un journal plié que les deux autres étudiaient par-dessus son épaule. Avant même qu'il fût assez près pour déchiffrer l'expression de leurs visages, Winston put constater leur état de tension par toutes les lignes de leurs corps. C'étaient évidemment des nouvelles sérieuses qu'ils lisaient. Il les avait dépassés de quelques pas quand, soudain, le groupe se disloqua et deux hommes entrèrent dans une violente altercation. Ils semblèrent, un moment, presque sur le point d'en venir aux mains.
- Est-ce que vous ne pouvez pas , bon sang, écouter ce que je vous dis ? Je vous dis qu'aucun nombre terminé par sept n'a gagné depuis au moins quatorze mois.
- Si, il a gagné !
- Non, il n'a pas gagné ! A la maison, j'ai tous les numéros gagnants depuis au moins deux ans, inscrits sur un papier . Je les note aussi régulièrement qu'une horloge. Et je vous le dis, aucun nombre terminé par sept…
- Si, un sept a gagné. Je pourrais presque vous dire ce sacré nombre. Il finissait par quatre, zéro, sept. C'était en février, la deuxième semaine de février.
- Des prunes, votre février. J'ai tout noté, noir sur blanc. Et je vous dis, aucun nombre…
- Oh la ferme ! Dit le troisième homme.
Ils parlaient de la loterie. () La loterie et les énormes prix qu'elle payait chaque semaine était le seul événement public auquel les prolétaires portaient une sérieuse attention. Il y avait probablement quelques millions de prolétaires pour lesquels c'était la principale, sinon la seule raison de vivre. C'était leur plaisir, leur folie, leur calmant, leur stimulant intellectuel. Quand il s'agissait de loterie, même les gens qui savaient à peine lire et écrire semblaient capables de prodiges de mémoire déconcertants. () Winston n'avait rien à voir avec le mécanisme de la loterie qui était dirigé par le Ministère de l'Abondance. Mais il savait, en vérité tout le monde dans le Parti savait, que les prix étaient pour la plupart fictifs. Il n'y avait que les petites sommes qui fussent réellement payées. Les gagnants des gros prix étaient des gens qui n'existaient pas. ()
Mais s'il y avait un espoir, il se trouvait chez les prolétaires. Il fallait s'accrocher à cela. La formule, exprimée en mots, paraissait raisonnable. C'est quand on regardait les êtres humains qui vous croisaient sur le pavé qu'elle devenait un acte de foi. () (Il s'arrête près d'un bistrot)
Un très vieil homme, courbé, mais actif, dont les moustaches blanches se hérissaient comme celles d'une crevette, poussa la porte tournante et entra. Tandis que Winston le regardait il lui vint à l'idée que le vieillard, qui devait avoir au moins quatre-vingts ans, était déjà un homme mûr au moment de la Révolution. Lui, et quelques autres comme lui, étaient les derniers liens existants actuellement avec le monde disparu. ()
Une folle impulsion s'empara de [Winston]. Il irait dans le bistrot, il réussirait à entrer en relation avec le vieillard, puis il le questionnerait. Il lui dirait : « Parlez-moi de votre vie quand vous étiez un petit garçon. A quoi ressemblait cette époque ? Les choses étaient-elles meilleures ou pires qu'à présent ? »
Il pressa le pas pour ne pas se donner le temps d'avoir peur ()
- Vous avez dû voir de grands changements, depuis que vous étiez jeune, dit timidement Winston.
Les yeux bleu pâle du vieillard erraient de la cible des flèches au bar, du bar à la porte, comme s'il pensait que c'était dans le bar que les changements avaient eu lieu.
- La bière était meilleure, dit-il finalement. Et moins chère ! ()
- Vous êtes beaucoup plus vieux que moi, dit Winston. Vous deviez déjà être un homme fait quand je suis né. Vous pouvez vous rappeler comment était la vie avant la Révolution. () Pensez-vous que vous avez maintenant plus de liberté qu'à cette époque ? Est-ce que vous êtes davantage traité comme un être humain ? ()
- J'sais c'que vous attendez d'moi, répondit-il. Vous attendez qu'je dise que j'voudrais encore être jeune. Beaucoup de gens diraient qu'ils préfèreraient être jeunes, si on leur d'mandait. Quand on arrive à mon âge, on n'est jamais bien J'ai un vilain chose aux pieds qui m'font souffrir et ma vessie est terrible. Elle m'fait sortir du lit six, même sept fois dans la nuit. ()
Winston s'adossa à l'appui de la fenêtre. Il était inutile de continuer. Il allait acheter encore de la bière quand le vieillard se leva et se traîna de toute hâte vers l'urinoir () En moins de vingt ans au plus, réfléchit-il, on aura cessé de pouvoir répondre à cette simple et importante question : « la vie était-elle meilleure avant la révolution que maintenant ? » En fait on ne pouvait déjà pas y répondre, puisque les quelques survivants épars de l'ancien monde () se rappelaient un millier de choses sans importance : une querelle avec un collègue, la recherche d'une pompe à bicyclette perdue, l'expression de visage d'une sœur morte depuis longtemps, les tourbillons de poussière par un matin de vent d'il y avait soixante dix ans, mais tous les faits importants étaient en dehors de leur champ de vision. Ils étaient comme les fourmis : elles peuvent voir les petits objets, mais non les gros.
La mémoire était défaillante et les documents falsifiés.
Winston cherche une solution, un espoir, et finit par se dire que sans doute les prolétaires, qui ne sont pas membres du Parti, pourraient se rappeler comment c'était avant et se rebeller, car ils sont nombreux.
Un parfum de café grillé – de vrai café, pas de café de la Victoire,- venait de quelque part () [Winston] retrouva peut-être deux secondes le monde à moitié oublié de son enfance. ()
« S'il y avait un espoir, avait-il écrit dans son journal, il est chez les prolétaires. » ()
La plupart des gens ne faisaient pas attention à Winston. Quelques-une le regardaient avec une sorte de curiosité circonspecte ((un ) raidissement momentané, comme au passage d'un animal non familier. (des obus tombent, Winston reprend sa marche)
Il était près de huit heures et les cafés que fréquentaient les prolétaires (on les appelait des « bistrots ») étaient combles. Par leurs crasseuses portes tournantes , qui s'ouvraient et se refermaient sans cesse, venait une odeur d'urine, de sciure de bois et de bière aigre. Dans un angle, trois hommes étaient groupés. Celui du milieu tenait un journal plié que les deux autres étudiaient par-dessus son épaule. Avant même qu'il fût assez près pour déchiffrer l'expression de leurs visages, Winston put constater leur état de tension par toutes les lignes de leurs corps. C'étaient évidemment des nouvelles sérieuses qu'ils lisaient. Il les avait dépassés de quelques pas quand, soudain, le groupe se disloqua et deux hommes entrèrent dans une violente altercation. Ils semblèrent, un moment, presque sur le point d'en venir aux mains.
- Est-ce que vous ne pouvez pas , bon sang, écouter ce que je vous dis ? Je vous dis qu'aucun nombre terminé par sept n'a gagné depuis au moins quatorze mois.
- Si, il a gagné !
- Non, il n'a pas gagné ! A la maison, j'ai tous les numéros gagnants depuis au moins deux ans, inscrits sur un papier . Je les note aussi régulièrement qu'une horloge. Et je vous le dis, aucun nombre terminé par sept…
- Si, un sept a gagné. Je pourrais presque vous dire ce sacré nombre. Il finissait par quatre, zéro, sept. C'était en février, la deuxième semaine de février.
- Des prunes, votre février. J'ai tout noté, noir sur blanc. Et je vous dis, aucun nombre…
- Oh la ferme ! Dit le troisième homme.
Ils parlaient de la loterie. () La loterie et les énormes prix qu'elle payait chaque semaine était le seul événement public auquel les prolétaires portaient une sérieuse attention. Il y avait probablement quelques millions de prolétaires pour lesquels c'était la principale, sinon la seule raison de vivre. C'était leur plaisir, leur folie, leur calmant, leur stimulant intellectuel. Quand il s'agissait de loterie, même les gens qui savaient à peine lire et écrire semblaient capables de prodiges de mémoire déconcertants. () Winston n'avait rien à voir avec le mécanisme de la loterie qui était dirigé par le Ministère de l'Abondance. Mais il savait, en vérité tout le monde dans le Parti savait, que les prix étaient pour la plupart fictifs. Il n'y avait que les petites sommes qui fussent réellement payées. Les gagnants des gros prix étaient des gens qui n'existaient pas. ()
Mais s'il y avait un espoir, il se trouvait chez les prolétaires. Il fallait s'accrocher à cela. La formule, exprimée en mots, paraissait raisonnable. C'est quand on regardait les êtres humains qui vous croisaient sur le pavé qu'elle devenait un acte de foi. () (Il s'arrête près d'un bistrot)
Un très vieil homme, courbé, mais actif, dont les moustaches blanches se hérissaient comme celles d'une crevette, poussa la porte tournante et entra. Tandis que Winston le regardait il lui vint à l'idée que le vieillard, qui devait avoir au moins quatre-vingts ans, était déjà un homme mûr au moment de la Révolution. Lui, et quelques autres comme lui, étaient les derniers liens existants actuellement avec le monde disparu. ()
Une folle impulsion s'empara de [Winston]. Il irait dans le bistrot, il réussirait à entrer en relation avec le vieillard, puis il le questionnerait. Il lui dirait : « Parlez-moi de votre vie quand vous étiez un petit garçon. A quoi ressemblait cette époque ? Les choses étaient-elles meilleures ou pires qu'à présent ? »
Il pressa le pas pour ne pas se donner le temps d'avoir peur ()
- Vous avez dû voir de grands changements, depuis que vous étiez jeune, dit timidement Winston.
Les yeux bleu pâle du vieillard erraient de la cible des flèches au bar, du bar à la porte, comme s'il pensait que c'était dans le bar que les changements avaient eu lieu.
- La bière était meilleure, dit-il finalement. Et moins chère ! ()
- Vous êtes beaucoup plus vieux que moi, dit Winston. Vous deviez déjà être un homme fait quand je suis né. Vous pouvez vous rappeler comment était la vie avant la Révolution. () Pensez-vous que vous avez maintenant plus de liberté qu'à cette époque ? Est-ce que vous êtes davantage traité comme un être humain ? ()
- J'sais c'que vous attendez d'moi, répondit-il. Vous attendez qu'je dise que j'voudrais encore être jeune. Beaucoup de gens diraient qu'ils préfèreraient être jeunes, si on leur d'mandait. Quand on arrive à mon âge, on n'est jamais bien J'ai un vilain chose aux pieds qui m'font souffrir et ma vessie est terrible. Elle m'fait sortir du lit six, même sept fois dans la nuit. ()
Winston s'adossa à l'appui de la fenêtre. Il était inutile de continuer. Il allait acheter encore de la bière quand le vieillard se leva et se traîna de toute hâte vers l'urinoir () En moins de vingt ans au plus, réfléchit-il, on aura cessé de pouvoir répondre à cette simple et importante question : « la vie était-elle meilleure avant la révolution que maintenant ? » En fait on ne pouvait déjà pas y répondre, puisque les quelques survivants épars de l'ancien monde () se rappelaient un millier de choses sans importance : une querelle avec un collègue, la recherche d'une pompe à bicyclette perdue, l'expression de visage d'une sœur morte depuis longtemps, les tourbillons de poussière par un matin de vent d'il y avait soixante dix ans, mais tous les faits importants étaient en dehors de leur champ de vision. Ils étaient comme les fourmis : elles peuvent voir les petits objets, mais non les gros.
La mémoire était défaillante et les documents falsifiés.
1984 texte 3
(Winston a rencontré une jeune femme, Julia, qui partage son malaise face au Parti. Ils se retrouvent dans un endroit éloigné de la ville, où il n'y a pas de caméra de surveillance.
- Vous êtes très jeune, dit-il. Vous avez dix ou quinze ans de moins que moi. Que pouvez-(vous trouver de séduisant dans un homme comme moi.?
- C'est quelque chose dans votre visage. J'ai pensé que je pouvais courir ma chance. Je suis habile à dépister les gens qui n'en sont pas. Dès que je vous ai vu, j'ai su que vous étiez contre lui.
Lui, apparemment, désignait le Parti. (...) elle parlait ouvertement avec une haine ironique qui mettait Winston mal à l'aise, bien qu'il sût que s'il y avait un lieu où ils pouvaient être en sécurité, c'était celui où ils se trouvaient. Quelque chose l'étonnait en elle. C'était la grossièreté de son langage. Les membres du Parti étaient censés ne pas jurer, et Winston lui-même jurait rarement, en tout cas pas tout haut. Julia, elle, semblait incapable de parler du Parti intérieur sans employer le genre de mots qu'on voit écrits à la craie dans les ruelles suintantes. Il ne détestait pas cela. Ce n'était qu'un symptôme de sa révolte contre le Parti et ses procédés. Cela semblait en quelque sorte naturel et sain, comme l'éternuement d'un cheval à l'odeur d'un foin mauvais.
Ils avaient laissé la clairière et erraient à travers des taches d'ombre et de lumière. Ils mettaient chacun le bras autour de la taille de l'autre dès qu'il y avait assez de place pour marcher deux de front. il remarqua combien sa taille paraissait plus souple maintenant qu'elle avait enlevé sa ceinture. Leurs voix ne s'élevaient pas au-dessus du chuchotement. Hors de la clairière, avait dit Julia, il valait mieux y aller doucement. Ils atteignirent la limite du petit bois. Elle s'arrêta.
- Ne sortez pas à découvert, il pourrait y avoir quelqu'un qui surveille. Nous sommes en sécurité si nous restons derrière les branches.
Ils étaient debout à l'ombre d'un buisson de noisetiers. Ils sentaient sur leurs visages les rayons encore chauds du soleil qui s'infiltraient à travers d'innombrables feuilles. Winston regarda le champ qui s'étendait plus loin et reçut un choc étrange et lent. Il l'avait déjà vu. C'était un ancien pâturage tondu de près où s'élevaient çà et là des taupinières et que traversait un sentier sinueux. Dans la haie inégale qui était en face, les branches des ormeaux se balançaient imperceptiblement dans la brise, et leurs feuilles se déplaçaient faiblement, en masses denses comme une chevelure de femme. Quelque part tout près, sûrement, mais caché à la vue, il devait y avoir un ruisseau formant des étangs verts où nageaient des poissons d'or.
- N'y a-t-il pas un ruisseau quelque part près d'ici? chuchota-t-il.
- C'est vrai, il y a un ruisseau. Il est exactement au bord du champ voisin. Il y a des poissons, dedans. De grands, de gros poissons. On peut les voir flotter. Ils font marcher leur queue dans les étangs qui sont sous les saules.
-C'est presque le Pays Doré, murmura-t-il.
- Le Pays Doré?
- Ce n'est rien, ce n'est rien. Un paysage que j'ai parfois vu en rêve.
- Regardez, chuchota Julia.
Une grive s'était posée sur une branche à moins de cinq mètres, presque au niveau de leurs visages. Peut-être ne les avait-elle pas vus. Elle était au soleil, eux à l'ombre. Elle ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la tête un moment comme pour rendre hommage au soleil, puis se mit à déverser un flot d'harmonie. Dans le silence de l'après-midi, l'ampleur de la voix était surprenante. Winston et Julia s'accrochèrent l'un à l'autre, fascinés. La musique continuait, encore et encore, minute après minute, avec des variations étonnantes qui ne se répétaient jamais, comme si l'oiseau, délibérément, voulait montrer sa virtuosité. Parfois il s'arrêtait quelques secondes, ouvrait les ailes et les refermait, gonflait son jabot tacheté et de nouveau faisait éclater son chant.
Winston le regardait avec un vague respect. Pour qui, pour quoi cet oiseau chantait-il? Aucun compagnon, aucun rival ne le regardait. Qu'est-ce qui le poussait à se poser au bord d'un bois solitaire et à verser sa musique dans le néant?
Il se demanda si, après tout, il n'y aurait pas un microphone caché quelque part à côté. Julia et lui n'avaient parlé qu'en chuchotant. Il n'enregistrerait pas ce qu'ils avaient dit mais il enregistrerait le chant de la grive. A l'autre extrémité de l'instrument, peut-être quelque petit homme scarabée écoutait intensément, écoutait cela.
Mais le flot de musique balaya par degrés de son esprit toute préoccupation. C'était comme une substance liquide qui se déversait sur lui et se mêlait à la lumière du soleil filtrant à travers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. La taille de la fille était douce et chaude au creux de son bras. Il la tourna vers lui et ils se trouvèrent poitrine contre poitrine. le corps de Julia semblait se fondre dans le sien. Il fléchissait de partout comme de l'eau sous les mains. Leurs bouches s'attachèrent l'une à l'autre. C'était tout à fait différent des durs baisers qu'ils avaient échangé plus tôt. Quand ils séparèrent leurs bouches, tous deux soupirèrent profondément. L'oiseau prit peur et s'envola dans un claquement d'ailes.
Winston approcha ses lèvres de l'oreille de Julia.
- Maintenant, chuchota-t-il.
- Pas ici, répondit-elle en chuchotant elle aussi. Venez sous le couvert, c'est plus sûr.
Ils se faufilèrent rapidement jusqu'à la clairière en faisant parfois craquer des branches mortes. Quand ils furent à l'intérieur de l'anneau de jeunes arbres, elle se retourna et le regarda. Leur respiration à tous les deux était précipitée, mais au coin de la bouche de Julia, le sourire était revenu. Elle le regarda un instant puis chercha la fermeture- Eclair de sa combinaison.
Ensuite oui! Ce fut presque comme dans le rêve de Winston.
Ce que nous avons fait :
- comprendre le passage
- souligner les figures de style
- souligner ce qui montre que Winston a été marqué par la propagande et le conditionnement.
- se demander ce que ressent le lecteur
ou
répondre aux questions suivantes :
- Quelle est la tonalité du texte? (citer précisément)
- Que pouvez-vous dire du mot "séduisant"? (pensez à rapprocher du contexte que vous connaissez et pas seulement de ce texte-là)
- Que ressent le lecteur au fur et à mesure de cette lecture
- Montrez pourquoi Winston se sent bien
Ce qu'il faut retenir :
- S'il y a des figures de style et qu'il y a une évocation des émotions et de la nature, c'est POETIQUE
- Pensez à utiliser des concepts : sensualité par exemple, regroupe tout ce qui est sensation : auditives, tactiles, visuelles. Explorer les 5 sens dans un texte est souvent intéressant.
- toujours se demander pourquoi ce texte a été choisi et le rapprocher des autres pour trouver une logique
(Winston a rencontré une jeune femme, Julia, qui partage son malaise face au Parti. Ils se retrouvent dans un endroit éloigné de la ville, où il n'y a pas de caméra de surveillance.
- Vous êtes très jeune, dit-il. Vous avez dix ou quinze ans de moins que moi. Que pouvez-(vous trouver de séduisant dans un homme comme moi.?
- C'est quelque chose dans votre visage. J'ai pensé que je pouvais courir ma chance. Je suis habile à dépister les gens qui n'en sont pas. Dès que je vous ai vu, j'ai su que vous étiez contre lui.
Lui, apparemment, désignait le Parti. (...) elle parlait ouvertement avec une haine ironique qui mettait Winston mal à l'aise, bien qu'il sût que s'il y avait un lieu où ils pouvaient être en sécurité, c'était celui où ils se trouvaient. Quelque chose l'étonnait en elle. C'était la grossièreté de son langage. Les membres du Parti étaient censés ne pas jurer, et Winston lui-même jurait rarement, en tout cas pas tout haut. Julia, elle, semblait incapable de parler du Parti intérieur sans employer le genre de mots qu'on voit écrits à la craie dans les ruelles suintantes. Il ne détestait pas cela. Ce n'était qu'un symptôme de sa révolte contre le Parti et ses procédés. Cela semblait en quelque sorte naturel et sain, comme l'éternuement d'un cheval à l'odeur d'un foin mauvais.
Ils avaient laissé la clairière et erraient à travers des taches d'ombre et de lumière. Ils mettaient chacun le bras autour de la taille de l'autre dès qu'il y avait assez de place pour marcher deux de front. il remarqua combien sa taille paraissait plus souple maintenant qu'elle avait enlevé sa ceinture. Leurs voix ne s'élevaient pas au-dessus du chuchotement. Hors de la clairière, avait dit Julia, il valait mieux y aller doucement. Ils atteignirent la limite du petit bois. Elle s'arrêta.
- Ne sortez pas à découvert, il pourrait y avoir quelqu'un qui surveille. Nous sommes en sécurité si nous restons derrière les branches.
Ils étaient debout à l'ombre d'un buisson de noisetiers. Ils sentaient sur leurs visages les rayons encore chauds du soleil qui s'infiltraient à travers d'innombrables feuilles. Winston regarda le champ qui s'étendait plus loin et reçut un choc étrange et lent. Il l'avait déjà vu. C'était un ancien pâturage tondu de près où s'élevaient çà et là des taupinières et que traversait un sentier sinueux. Dans la haie inégale qui était en face, les branches des ormeaux se balançaient imperceptiblement dans la brise, et leurs feuilles se déplaçaient faiblement, en masses denses comme une chevelure de femme. Quelque part tout près, sûrement, mais caché à la vue, il devait y avoir un ruisseau formant des étangs verts où nageaient des poissons d'or.
- N'y a-t-il pas un ruisseau quelque part près d'ici? chuchota-t-il.
- C'est vrai, il y a un ruisseau. Il est exactement au bord du champ voisin. Il y a des poissons, dedans. De grands, de gros poissons. On peut les voir flotter. Ils font marcher leur queue dans les étangs qui sont sous les saules.
-C'est presque le Pays Doré, murmura-t-il.
- Le Pays Doré?
- Ce n'est rien, ce n'est rien. Un paysage que j'ai parfois vu en rêve.
- Regardez, chuchota Julia.
Une grive s'était posée sur une branche à moins de cinq mètres, presque au niveau de leurs visages. Peut-être ne les avait-elle pas vus. Elle était au soleil, eux à l'ombre. Elle ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la tête un moment comme pour rendre hommage au soleil, puis se mit à déverser un flot d'harmonie. Dans le silence de l'après-midi, l'ampleur de la voix était surprenante. Winston et Julia s'accrochèrent l'un à l'autre, fascinés. La musique continuait, encore et encore, minute après minute, avec des variations étonnantes qui ne se répétaient jamais, comme si l'oiseau, délibérément, voulait montrer sa virtuosité. Parfois il s'arrêtait quelques secondes, ouvrait les ailes et les refermait, gonflait son jabot tacheté et de nouveau faisait éclater son chant.
Winston le regardait avec un vague respect. Pour qui, pour quoi cet oiseau chantait-il? Aucun compagnon, aucun rival ne le regardait. Qu'est-ce qui le poussait à se poser au bord d'un bois solitaire et à verser sa musique dans le néant?
Il se demanda si, après tout, il n'y aurait pas un microphone caché quelque part à côté. Julia et lui n'avaient parlé qu'en chuchotant. Il n'enregistrerait pas ce qu'ils avaient dit mais il enregistrerait le chant de la grive. A l'autre extrémité de l'instrument, peut-être quelque petit homme scarabée écoutait intensément, écoutait cela.
Mais le flot de musique balaya par degrés de son esprit toute préoccupation. C'était comme une substance liquide qui se déversait sur lui et se mêlait à la lumière du soleil filtrant à travers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. La taille de la fille était douce et chaude au creux de son bras. Il la tourna vers lui et ils se trouvèrent poitrine contre poitrine. le corps de Julia semblait se fondre dans le sien. Il fléchissait de partout comme de l'eau sous les mains. Leurs bouches s'attachèrent l'une à l'autre. C'était tout à fait différent des durs baisers qu'ils avaient échangé plus tôt. Quand ils séparèrent leurs bouches, tous deux soupirèrent profondément. L'oiseau prit peur et s'envola dans un claquement d'ailes.
Winston approcha ses lèvres de l'oreille de Julia.
- Maintenant, chuchota-t-il.
- Pas ici, répondit-elle en chuchotant elle aussi. Venez sous le couvert, c'est plus sûr.
Ils se faufilèrent rapidement jusqu'à la clairière en faisant parfois craquer des branches mortes. Quand ils furent à l'intérieur de l'anneau de jeunes arbres, elle se retourna et le regarda. Leur respiration à tous les deux était précipitée, mais au coin de la bouche de Julia, le sourire était revenu. Elle le regarda un instant puis chercha la fermeture- Eclair de sa combinaison.
Ensuite oui! Ce fut presque comme dans le rêve de Winston.
Ce que nous avons fait :
- comprendre le passage
- souligner les figures de style
- souligner ce qui montre que Winston a été marqué par la propagande et le conditionnement.
- se demander ce que ressent le lecteur
ou
répondre aux questions suivantes :
- Quelle est la tonalité du texte? (citer précisément)
- Que pouvez-vous dire du mot "séduisant"? (pensez à rapprocher du contexte que vous connaissez et pas seulement de ce texte-là)
- Que ressent le lecteur au fur et à mesure de cette lecture
- Montrez pourquoi Winston se sent bien
Ce qu'il faut retenir :
- S'il y a des figures de style et qu'il y a une évocation des émotions et de la nature, c'est POETIQUE
- Pensez à utiliser des concepts : sensualité par exemple, regroupe tout ce qui est sensation : auditives, tactiles, visuelles. Explorer les 5 sens dans un texte est souvent intéressant.
- toujours se demander pourquoi ce texte a été choisi et le rapprocher des autres pour trouver une logique
un plus : par groupes, réflexion, préparation et réalisation d'une oeuvre reflétant les enjeux vus dans les textes et donnant envie de lire 1984.
Pour aller plus loin :
La torture par l'épérance Villiers de l'Isle Adam (ce texte est compliqué, mais cela vous donnera peut-être, même si vous ne le comprenez pas complètement, un éclairage sur le texte avec Julia)
Sous les caveaux de l’Official de Saragosse, au tomber d’un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne, — suivi d’un fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La serrure d’une porte massive grinça ; l’on pénétra dans un méphitique in-pace, où le jour de souffrance d’en haut laissait entrevoir entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en haillons, d’un âge désormais indistinct.
Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui, prévenu d’usure et d’impitoyable dédain des Pauvres, — avait, depuis plus d’une année, été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois, son « aveuglement étant aussi dur que son cuir », il s’était refusé à l’abjuration.
Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres, — car tous les Juifs dignes de ce nom sont jaloux de leur sang, — il descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par conséquent, d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël : circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants supplices.
Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme s’excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, s’étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes :
— Mon fils, réjouissez-vous : voici que vos épreuves d’ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant d’obstination, j’ai dû permettre, en gémissant, d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d’être séché… mais c’est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l’infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême instant ! Nous devons l’espérer ! Il est des exemples… Ainsi soit ! — Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l’auto da fé : c’est-à-dire que vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l’éternelle Flamme : il ne brûle, vous le savez, qu’à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez.
En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un signe, fait désenchaîner le malheureux, l’embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu’il lui avait fait subir en vue de le rédimer ; — puis l’accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.
⁂
Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de souffrance, considéra d’abord, sans attention précise, la porte fermée. — « Fermée ?… » Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre les murailles de cette porte. Une morbide idée d’espoir, due à l’affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers l’insolite chose apparue ! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui… Ô stupeur ! par un hasard extraordinaire, le familier qui l’avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant le heurt contre les montant de pierre ! De sorte que, le pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte roula de nouveau dans le réduit.
Le rabbin risqua un regard au dehors.
À la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua, tout d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches ; — et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers arceaux.
S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil. — Oui, c’était bien un corridor, mais d’une longueur démesurée ! Un jour blême, une lueur de rêve, l’éclairait : des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l’air : — le fond lointain n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue ! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule — qui devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence !… Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la liberté ! La vacillante espérance du juif était tenace, car c’était la dernière.
Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s’efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine — et se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment avivée, le lancinait.
Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait parvint jusqu’à lui dans l’écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua, l’anxiété l’étouffait ; sa vue s’obscurcit. Allons ! c’était fini, sans doute ! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi mort, attendit.
C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l’étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d’une heure, sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d’un surcroît de tourments s’il était repris, l’idée lui vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l’âme, ce divin Peut-être, qui réconforte dans les pires détresses ! Un miracle s’était produit ! Il ne fallait plus douter ! Il se remit donc à ramper vers l’évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d’angoisses, il avançait ! — Et ce sépulcral corridor semblait s’allonger mystérieusement ! Et lui, n’en finissant pas d’avancer, regardait toujours l’ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice !
— Oh ! oh ! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et plus sonores. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains s’agitaient.
À cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux : son cœur battit à le tuer ; ses haillons furent pénétrés d’une froide sueur d’agonie ; il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d’une veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.
Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent sous la lueur de la lampe, — ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion. L’un d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin ! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d’abord, l’expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair ; il allait donc redevenir une plainte et une plaie ! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur étaient évidemment ceux d’un homme profondément préoccupé de ce qu’il va répondre, absorbé par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes — et semblaient regarder le juif sans le voir !
En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour d’où le captif était sorti ; on ne l’avait pas vu !… Si bien que, dans l’horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée : « Serais-je déjà mort, qu’on ne me voit pas ? » Une hideuse impression le tira de léthargie : en considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui l’observaient !… Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés !… Mais non ! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres : c’était le reflet des yeux de l’inquisiteur qu’il avait encore dans les prunelles, et qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.
En marche ! Il fallait se hâter vers ce but qu’il s’imaginait (maladivement sans doute) être la délivrance ! vers ces ombres dont il n’était plus distant que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie douloureuse ; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor effrayant.
Tout à coup, le misérable éprouva du froid sur ses mains qu’il appuyait sur les dalles ; cela provenait d’un violent souffle d’air, glissant sous une porte à laquelle aboutissaient les deux murs. — Ah Dieu ! si cette porte s’ouvrait sur le dehors ! Tout l’être du lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance ! Il l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l’assombrissement autour de lui. — Il tâtait : point de verrous, ni de serrure. — Un loquet !… Il se redressa : le loquet céda sous son pouce ; la silencieuse porte roula devant lui.
⁂
— « Alleluia !… » murmura, dans un immense soupir d’actions de grâces, le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.
La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une nuit d’étoiles ! sur le printemps, la liberté, la vie ! Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l’horizon ; — là, c’était le salut ! — Oh ! s’enfuir ! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé ! Il respirait le bon air sacré ; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient ! Il entendait, en son cœur dilaté, le Veni foràs de Lazare ! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même : — il crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient, — et qu’il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure — et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d’épouvante.
— Horreur ! il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur qui retrouve sa brebis égarée !…
Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait confusément, que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice prévu, celui de l’Espérance ! le Grand-Inquisiteur, avec un accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes :
— Eh quoi, mon enfant ! À la veille, peut-être, du salut… vous vouliez donc nous quitter !
Sous les caveaux de l’Official de Saragosse, au tomber d’un soir de jadis, le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, sixième prieur des dominicains de Ségovie, troisième Grand-Inquisiteur d’Espagne, — suivi d’un fra redemptor (maître-tortionnaire) et précédé de deux familiers du Saint-Office, ceux-ci tenant des lanternes, descendit vers un cachot perdu. La serrure d’une porte massive grinça ; l’on pénétra dans un méphitique in-pace, où le jour de souffrance d’en haut laissait entrevoir entre des anneaux scellés aux murs, un chevalet noirci de sang, un réchaud, une cruche. Sur une litière de fumier, et maintenu par des entraves, le carcan de fer au cou, se trouvait assis, hagard, un homme en haillons, d’un âge désormais indistinct.
Ce prisonnier n’était autre que rabbi Aser Abarbanel, juif aragonais, qui, prévenu d’usure et d’impitoyable dédain des Pauvres, — avait, depuis plus d’une année, été, quotidiennement, soumis à la torture. Toutefois, son « aveuglement étant aussi dur que son cuir », il s’était refusé à l’abjuration.
Fier d’une filiation plusieurs fois millénaire, orgueilleux de ses antiques ancêtres, — car tous les Juifs dignes de ce nom sont jaloux de leur sang, — il descendait, talmudiquement, d’Othoniel, et, par conséquent, d’Ipsiboë, femme de ce dernier Juge d’Israël : circonstance qui avait aussi soutenu son courage au plus fort des incessants supplices.
Ce fut donc les yeux en pleurs, en songeant que cette âme si ferme s’excluait du salut, que le vénérable Pedro Arbuez d’Espila, s’étant approché du rabbin frémissant, prononça les paroles suivantes :
— Mon fils, réjouissez-vous : voici que vos épreuves d’ici-bas vont prendre fin. Si, en présence de tant d’obstination, j’ai dû permettre, en gémissant, d’employer bien des rigueurs, ma tâche de correction fraternelle a ses limites. Vous êtes le figuier rétif qui, trouvé tant de fois sans fruit, encourt d’être séché… mais c’est à Dieu seul de statuer sur votre âme. Peut-être l’infinie Clémence luira-t-elle pour vous au suprême instant ! Nous devons l’espérer ! Il est des exemples… Ainsi soit ! — Reposez donc, ce soir, en paix. Vous ferez partie, demain, de l’auto da fé : c’est-à-dire que vous serez exposé au quemadero, brasier prémonitoire de l’éternelle Flamme : il ne brûle, vous le savez, qu’à distance, mon fils, et la Mort met au moins deux heures (souvent trois) à venir, à cause des langes mouillés et glacés dont nous avons soin de préserver le front et le cœur des holocaustes. Vous serez quarante-trois seulement. Considérez que, placé au dernier rang, vous aurez le temps nécessaire pour invoquer Dieu, pour lui offrir ce baptême du feu qui est de l’Esprit-Saint. Espérez donc en La Lumière et dormez.
En achevant ce discours, dom Arbuez ayant, d’un signe, fait désenchaîner le malheureux, l’embrassa tendrement. Puis, ce fut le tour du fra redemptor qui, tout bas, pria le juif de lui pardonner ce qu’il lui avait fait subir en vue de le rédimer ; — puis l’accolèrent les deux familiers, dont le baiser, à travers leurs cagoules, fut silencieux. La cérémonie terminée, le captif fut laissé, seul et interdit, dans les ténèbres.
⁂
Rabbi Aser Abarbanel, la bouche sèche, le visage hébété de souffrance, considéra d’abord, sans attention précise, la porte fermée. — « Fermée ?… » Ce mot, tout au secret de lui-même, éveillait, en ses confuses pensées, une songerie. C’est qu’il avait entrevu, un instant, la lueur des lanternes en la fissure d’entre les murailles de cette porte. Une morbide idée d’espoir, due à l’affaissement de son cerveau, émut son être. Il se traîna vers l’insolite chose apparue ! Et, bien doucement, glissant un doigt, avec de longues précautions, dans l’entre-bâillement, il tira la porte vers lui… Ô stupeur ! par un hasard extraordinaire, le familier qui l’avait refermée avait tourné la grosse clef un peu avant le heurt contre les montant de pierre ! De sorte que, le pêne rouillé n’étant pas entré dans l’écrou, la porte roula de nouveau dans le réduit.
Le rabbin risqua un regard au dehors.
À la faveur d’une sorte d’obscurité livide, il distingua, tout d’abord, un demi-cercle de murs terreux, troués par des spirales de marches ; — et, dominant, en face de lui, cinq ou six degrés de pierre, une espèce de porche noir, donnant accès en un vaste corridor, dont il n’était possible d’entrevoir, d’en bas, que les premiers arceaux.
S’allongeant donc, il rampa jusqu’au ras de ce seuil. — Oui, c’était bien un corridor, mais d’une longueur démesurée ! Un jour blême, une lueur de rêve, l’éclairait : des veilleuses, suspendues aux voûtes, bleuissaient, par intervalles, la couleur terne de l’air : — le fond lointain n’était que de l’ombre. Pas une porte, latéralement, en cette étendue ! D’un seul côté, à sa gauche, des soupiraux, aux grilles croisées, en des enfoncées du mur, laissaient passer un crépuscule — qui devait être celui du soir, à cause des rouges rayures qui coupaient, de loin en loin, le dallage. Et quel effrayant silence !… Pourtant, là-bas, au profond de ces brumes, une issue pouvait donner sur la liberté ! La vacillante espérance du juif était tenace, car c’était la dernière.
Sans hésiter donc, il s’aventura sur les dalles, côtoyant la paroi des soupiraux, s’efforçant de se confondre avec la ténébreuse teinte des longues murailles. Il avançait avec lenteur, se traînant sur la poitrine — et se retenant de crier lorsqu’une plaie, récemment avivée, le lancinait.
Soudain, le bruit d’une sandale qui s’approchait parvint jusqu’à lui dans l’écho de cette allée de pierre. Un tremblement le secoua, l’anxiété l’étouffait ; sa vue s’obscurcit. Allons ! c’était fini, sans doute ! Il se blottit, à croppetons, dans un enfoncement, et, à demi mort, attendit.
C’était un familier qui se hâtait. Il passa rapidement, un arrache-muscles au poing, cagoule baissée, terrible, et disparut. Le saisissement, dont le rabbin venait de subir l’étreinte, ayant comme suspendu les fonctions de la vie, il demeura, près d’une heure, sans pouvoir effectuer un mouvement. Dans la crainte d’un surcroît de tourments s’il était repris, l’idée lui vint de retourner en son cachot. Mais le vieil espoir lui chuchotait, dans l’âme, ce divin Peut-être, qui réconforte dans les pires détresses ! Un miracle s’était produit ! Il ne fallait plus douter ! Il se remit donc à ramper vers l’évasion possible. Exténué de souffrance et de faim, tremblant d’angoisses, il avançait ! — Et ce sépulcral corridor semblait s’allonger mystérieusement ! Et lui, n’en finissant pas d’avancer, regardait toujours l’ombre, là-bas, où devait être une issue salvatrice !
— Oh ! oh ! voici que des pas sonnèrent de nouveau, mais, cette fois, plus lents et plus sonores. Les formes blanches et noires, aux longs chapeaux à bords roulés, de deux inquisiteurs, lui apparurent, émergeant sur l’air terne, là-bas. Ils causaient à voix basse et paraissaient en controverse sur un point important, car leurs mains s’agitaient.
À cet aspect, rabbi Aser Abarbanel ferma les yeux : son cœur battit à le tuer ; ses haillons furent pénétrés d’une froide sueur d’agonie ; il resta béant, immobile, étendu le long du mur, sous le rayon d’une veilleuse, immobile, implorant le Dieu de David.
Arrivés en face de lui, les deux inquisiteurs s’arrêtèrent sous la lueur de la lampe, — ceci par un hasard sans doute provenu de leur discussion. L’un d’eux, en écoutant son interlocuteur, se trouva regarder le rabbin ! Et, sous ce regard dont il ne comprit pas, d’abord, l’expression distraite, le malheureux croyait sentir les tenailles chaudes mordre encore sa pauvre chair ; il allait donc redevenir une plainte et une plaie ! Défaillant, ne pouvant respirer, les paupières battantes, il frissonnait, sous l’effleurement de cette robe. Mais, chose à la fois étrange et naturelle, les yeux de l’inquisiteur étaient évidemment ceux d’un homme profondément préoccupé de ce qu’il va répondre, absorbé par l’idée de ce qu’il écoute, ils étaient fixes — et semblaient regarder le juif sans le voir !
En effet, au bout de quelques minutes, les deux sinistres discuteurs continuèrent leur chemin, à pas lents, et toujours causant à voix basse, vers le carrefour d’où le captif était sorti ; on ne l’avait pas vu !… Si bien que, dans l’horrible désarroi de ses sensations, celui-ci eut le cerveau traversé par cette idée : « Serais-je déjà mort, qu’on ne me voit pas ? » Une hideuse impression le tira de léthargie : en considérant le mur, tout contre son visage, il crut voir, en face des siens, deux yeux féroces qui l’observaient !… Il rejeta la tête en arrière en une transe éperdue et brusque, les cheveux dressés !… Mais non ! non. Sa main venait de se rendre compte, en tâtant les pierres : c’était le reflet des yeux de l’inquisiteur qu’il avait encore dans les prunelles, et qu’il avait réfracté sur deux taches de la muraille.
En marche ! Il fallait se hâter vers ce but qu’il s’imaginait (maladivement sans doute) être la délivrance ! vers ces ombres dont il n’était plus distant que d’une trentaine de pas, à peu près. Il reprit donc, plus vite, sur les genoux, sur les mains, sur le ventre, sa voie douloureuse ; et bientôt il entra dans la partie obscure de ce corridor effrayant.
Tout à coup, le misérable éprouva du froid sur ses mains qu’il appuyait sur les dalles ; cela provenait d’un violent souffle d’air, glissant sous une porte à laquelle aboutissaient les deux murs. — Ah Dieu ! si cette porte s’ouvrait sur le dehors ! Tout l’être du lamentable évadé eut comme un vertige d’espérance ! Il l’examinait, du haut en bas, sans pouvoir bien la distinguer à cause de l’assombrissement autour de lui. — Il tâtait : point de verrous, ni de serrure. — Un loquet !… Il se redressa : le loquet céda sous son pouce ; la silencieuse porte roula devant lui.
⁂
— « Alleluia !… » murmura, dans un immense soupir d’actions de grâces, le rabbin, maintenant debout sur le seuil, à la vue de ce qui lui apparaissait.
La porte s’était ouverte sur des jardins, sous une nuit d’étoiles ! sur le printemps, la liberté, la vie ! Cela donnait sur la campagne prochaine, se prolongeant vers les sierras dont les sinueuses lignes bleues se profilaient sur l’horizon ; — là, c’était le salut ! — Oh ! s’enfuir ! Il courrait toute la nuit sous ces bois de citronniers dont les parfums lui arrivaient. Une fois dans les montagnes, il serait sauvé ! Il respirait le bon air sacré ; le vent le ranimait, ses poumons ressuscitaient ! Il entendait, en son cœur dilaté, le Veni foràs de Lazare ! Et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même : — il crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient, — et qu’il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure — et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d’épouvante.
— Horreur ! il était dans les bras du Grand-Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur qui retrouve sa brebis égarée !…
Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que rabbi Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait confusément, que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice prévu, celui de l’Espérance ! le Grand-Inquisiteur, avec un accent de poignant reproche et le regard consterné, lui murmurait à l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes :
— Eh quoi, mon enfant ! À la veille, peut-être, du salut… vous vouliez donc nous quitter !
Ce qu'il faut retenir :
- pour étudier une oeuvre dans son ensemble et non pas juste un passage, penser au schéma actanciel
- pour étudier une oeuvre dans son ensemble et non pas juste un passage, penser au schéma actanciel
Evaluation des oeuvres (maquettes, dessins )
Fiche d'évaluation pour les œuvres des 4e retranscrivant l'essentiel de 1984, de George Orwell.
Est-ce que l'oeuvre évoque les éléments suivants ?
- est ce qu'elle les évoque particulièrement bien ?
- la mainmise de l’État sur toutes les activités / Big Brother / Ministères
- la surveillance constante (vidéo / audio / délation )
- la manipulation des pensées par la focalisation sur un ennemi qui va concentrer la violence
- la manipulation des pensées par l'appauvrissement drastique du vocabulaire
(novlangue)
- l'amour et la sensualité entre Winston et Julia.
- la surveillance y compris quand W et J se croient à l'abri
- l'espoir que W mettait dans la mémoire des prolétaires (bistrot)
- la déception quant à cet espoir
Soin ; originalité ; émerveillement…
Est-ce que l'oeuvre évoque les éléments suivants ?
- est ce qu'elle les évoque particulièrement bien ?
- la mainmise de l’État sur toutes les activités / Big Brother / Ministères
- la surveillance constante (vidéo / audio / délation )
- la manipulation des pensées par la focalisation sur un ennemi qui va concentrer la violence
- la manipulation des pensées par l'appauvrissement drastique du vocabulaire
(novlangue)
- l'amour et la sensualité entre Winston et Julia.
- la surveillance y compris quand W et J se croient à l'abri
- l'espoir que W mettait dans la mémoire des prolétaires (bistrot)
- la déception quant à cet espoir
Soin ; originalité ; émerveillement…